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  • L’éthique de conviction confrontée à la technologie – par le Pasteur Alain Joly

    L’éthique de conviction confrontée à la technologie

    Communication du pasteur Alain Joly au colloque « La personne au 21è siècle, Interculturalités et progrès des sciences et techniques appliquées au corps », Université Paris-Descartes, 7-8-9 janvier 2019

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    Le 18 avril 1521, dans la ville de Worms, en Allemagne, où l’empereur Charles-Quint avait convoqué la Diète de l’Empire (Reichstag), le docteur en théologie Martin Luther, excommunié le 3 janvier précédent, avait comparu pour répondre à ses juges qui le sommaient de révoquer les affirmations contestées de ses écrits et de son enseignement universitaire. De son vrai nom Martin Luder, il avait grécisé et latinisé son patronyme en jouant de la proximité de la lettre « d » avec « th », et signait désormais Martinus eleutherios (eleutherius), Martin le libre. Il allait poser, ce jour-là, un acte d’homme libre dont les conséquences seraient considérables pour la suite – en particulier la compréhension de l’identité d’expérience de la personne humaine devant ses semblables et devant Dieu, tout en même temps.

    Luther avait terminé sa réplique à ses juges par les mots : capta conscientia in verbis Dei, revocare neque possum nec volo quidquam (la conscience captive dans la Parole de Dieu – liée à la Parole de Dieu -, je ne puis ne veux révoquer quoique ce soit) (Œuvres de Luther, édition de Weimar : WA 7, 838). De cet instant public, et plus encore de l’époque où l’Europe entière sut, par la diffusion imprimée du discours de Luther, que le futur Réformateur avait eu cette attitude et ces paroles, un principe de liberté allait légitimer une nouvelle éthique chrétienne.

    L’affirmation formulée à Worms n’évoque pas précisément la liberté de conscience au sens où le siècle des Lumières en affinera la nécessaire injonction à la dignité de tout homme. Il est intéressant de remarquer pourtant que, au 18è siècle, l’Aufklärung en Allemagne, et des initiatives issues du protestantisme en Suisse, comme, par exemple, l’Encyclopédie d’Yverdon sous la direction de l’imprimeur Fortunatus de Felice, s’efforceront d’enraciner, ou pour le moins conjoindre, un accueil des Lumières au christianisme réformé. Aux rédacteurs de l’Encyclopédie romande, l’idée même de progrès, et les avancées de la connaissance scientifique, ne paraissaient aucunement incompatibles avec la foi chrétienne protestante. Il y aurait là un champ d’étude particulièrement stimulant à développer en une autre occasion.

    Déjà, en 1520, Luther avait intitulé un de ses traités De la liberté de l’homme chrétien (en allemand : Von der Freiheit eines Christenmenschen), et d’emblée les mots y étaient distincts : ein Christen Mensch, un homme chrétien, du Christ. Il s’agissait de décrire la liberté que donne la disponibilité à la grâce, la vivante communion avec le Christ, qui affranchit de toutes les craintes. L’homme chrétien, libéré de se justifier lui-même et de devoir justifier son agir autrement qu’en la joie d’être aimé et d’aimer à son tour, s’approche de Dieu sans crainte ni contrainte. Il est libéré pour aimer librement, sans intérêt, ni devoir, sinon celui du service de son prochain. L’éthique de l’homme chrétien appartient à ce registre. Ce n’est pas seulement une éthique chrétienne, mais l’éthique de la personne chrétienne.

    Luther, prononçant ces mots : capta conscientia, avait donc suggéré une dépendance, un attachement, un lien de sujétion. C’est que, pour lui, la conscience n’est pas en monologue avec elle-même, elle est présente à la parole d’un autre. Elle vit en relation. Capta conscientia in verbis Dei. Alors la conscience appartient à l’être qui vit devant Dieu et l’accepte comme partenaire, en termes bibliques on dira comme « allié », au bénéfice d’une alliance. La conviction se forge au contact de l’autre de l’alliance. Elle résulte de la conversation sacrée.

    Encore devant le Reichstag, Luther avait ajouté, en allemand, ces mots ultimes : ich kann nicht anders, hier stehe ich, Gott helft mir, amen (je ne puis autrement, ici je me tiens, que Dieu me soit en aide, amen). Dans le rythme de cette phrase, (construite, probablement, après l’évènement, plutôt que prononcée, mais elle figure dans les versions imprimées), trois fois le sujet de la personne s’engage : je ne peux autrement, je me tiens ici, Dieu me soit en aide. Le « je » qui s’exprime ainsi, devant ses contemporains qui réclament son silence et sa rétractation (revocatio, l’annulation de sa voix) prolonge en fait le dialogue de la personne qui écoute Dieu.

    En octobre 1518 déjà, lors de son entrevue avec le cardinal Cajetan, au palais des Fugger à Augsbourg, Luther ne pouvait consentir à révoquer ce que le témoignage de sa conscience l’obligeait à reconnaitre comme vrai. Deux ans et demi plus tard, avec l’épisode de 1521 à Worms, un avènement décisif orientait, au sein du christianisme latin (occidental) la prise en considération d’un positionnement de la personne devant Dieu et devant les hommes, lequel ne dépendrai plus des critères d’appartenance ou de soumission à l’Eglise institution.

    Un grand paradoxe devait surgir très tôt, dès l’instauration des Eglises confessionnelles territoriales, en Allemagne et en Europe du Nord, établies par des princes adhérents à la Confession d’Augsbourg de 1530. Comment pourrait-on concilier l’expérience de foi personnelle, en l’occurrence, pour commencer, celle de Luther, puis de ses compagnons, et la réalité du corps social qu’est l’Eglise évangélique, certes distincte de l’Eglise romaine, et pourtant pareillement institution, avec hiérarchie, doctrine et forme de magistère ?

    Si l’appartenance à l’Eglise, en tant qu’assemblée des croyants, ne se définissait plus par l’obéissance au siège de Rome garant de l’Unité, elle se vérifiait maintenant dans la justesse de choix et d’articulation avec la Parole de Dieu. La Confession d’Augsbourg l’énonce ainsi : « il ne doit y avoir qu’une sainte assemblée chrétienne ( ), elle est l’assemblée de tous les croyants parmi lesquels l’Évangile est prêché fidèlement et les saints sacrements administrés conformément à l’Évangile » (Article VII). En dégageant la Parole de Dieu du magistère pontifical et ecclésial, c’était lui trouver un magistère de substitution que la seule conscience ne pourrait exercer.

    Il fallut donc qu’à quelques-uns, les princes, les évêques, les théologiens et les pasteurs, fusse confier la vérification de la foi commune. Inévitablement, le protestantisme devait vivre – et le vit encore – la tension entre l’individualisme de la conscience, en qui résonne le témoignage du discernement personnel, et l’appartenance au corps ecclésial qui définit où est et où n’est pas la vraie Eglise du Christ – et par conséquent son discours au monde. De ce fait, et malgré les apparences de répétition du schéma ancien de structure d’autorité, les Eglises dites issues de la Réforme ont à la fois des déclarations officielles et la permission théorique de singularismes, parce qu’au mieux on présuppose ceux-ci comme des charismes dont bénéficie l’ensemble du corps.

    A partir de quel moment l’évidence de la conviction en contradiction détermine une rupture de communion ecclésiale, les chrétiens allemands devant le nazisme en ont fait la dramatique expérience. Un simulacre d’Eglise, pourtant bien visible, subsistait officiellement, tandis que d’authentiques chrétiens luthériens, avec d’autres, réformés, dès 1934 mesuraient la nécessité absolue d’être dans la dissidence aux yeux des hommes, et la fidélité à l’Evangile, dans la résonance au témoignage de leur conscience. Beaucoup le payèrent de la déportation et du martyr. Tous envisagèrent leur engagement, non comme des initiatives isolées ou semblables, mais comme la démarche même de ce qui rassemble les croyants en Eglise. Ils appelaient cela l’Eglise confessante, et les premiers d’entre eux la réunirent du 29 au 31 mai 1934 à Wuppertal-Barmen. Ils leur semblaient, et l’Histoire leur donna raison, qu’il n’y avait dans des circonstances menaçantes pour l’humanité, qu’une seule posture digne de correspondre à l’Evangile, et c’était le combat d’un petit reste d’Eglise, et de quelques individus, mais, encore, un combat d’Eglise.

    Il y a ainsi parfois des difficultés à repérer la position des protestants (terme au demeurant beaucoup trop générique et vague), ou des différentes Eglises, selon leur dénomination, au regard des questions de la société, de la politique et de la science.

    A l’individu, comme à l’Eglise en tant qu’expression du consensus des croyants, est adressée la même interrogation : que dîtes-vous aux hommes, dans l’espace public, selon votre manière, supposée spécifiquement protestante, de penser, d’analyser et de recevoir ou refuser ? Une ancienne compréhension de l’éthique chrétienne, y compris protestante luthérienne, délègue aux responsables des Eglises, considérées comme figures légitimes du « collectif », l’autorité d’une parole avisée. Le secret désir qu’il soit plus simple que le protestantisme exprimât aujourd’hui, à l’imitation de la plupart des courants « évangéliques », une seule éthique de conviction face aux technologies, à la limite avec quelques nuances de diversité, reviendrait-il à cette pratique traditionnelle ? Alimenterait-il le déni de liberté ? Un seul peut-il dire l’analyse ou le jugement autorisé des protestants ?

    Par défaut de connaissance (parfois de communication) des textes officiels, par exemple en France ceux des synodes et de la Fédération protestante de France, de la Fédération luthérienne mondiale, ou du Conseil œcuménique des Eglises, ou par absence de discours unanimes des chrétiens de la Réforme, il fut de bon ton, il y a seulement quelques décennies, dans les médias et dans les milieux intellectuels, de se satisfaire des positions – au demeurant d’une profondeur et d’une intelligence spirituelle exceptionnelles –  de la théologienne France Quéré ou des philosophes Paul Ricoeur et Jacques Ellul.

    Fiers, à juste titre, de ces noms, les protestants souvent ont revendiqué que France Quéré, Paul Ricoeur, Jacques Ellul, Pierre Chaunu, François-Georges Dreyfus, Lyta Basset…, dans des genres pourtant différents, voire des opinions contradictoires, sans parler des options politiques, ont été et demeurent expressions authentiques des points de vue protestants. C’est l’éternelle tension, irrésolue, de la richesse de pensée, intime, et d’inspiration religieuse ou non, et des modèles magistériels. Un seul dira le protestantisme, sans mandat, comme Luther disait son Évangile face à Rome, et l’instance de gouvernance et de représentativité ecclésiale pourra l’approuver ou non, et si oui s’en inspirera dans son discours formaté, à destination de ses administrés et de l’opinion publique. On risquerait de fausser le langage des pluralités et simplifier les protestantismes, en répartissant l’individu, les personnalités et l’Eglise, selon les convenances mondaines, les lieux et les temps.

    La primauté de la conscience d’une part, et le corps ecclésial d’autre part, trouveront toujours leur ancrage, en protestantisme, dans le référentiel personnel – pour la personne, pour moi, en latin : pro me – qu’est la Bible et son statut d’autorité absolue. Les Réformateurs du 16è siècle (et les doctrines élaborées à leur suite entérinent cette approche) ont énoncé le principe « sola scriptura », l’Ecriture seule. Non pas, comme on le suggère parfois trop légèrement, dans une dimension de lecture fondamentaliste, mais parce que l’Ecriture sainte est suffisante (satis est) pour porter tout ce que la Parole de Dieu adresse à l’homme, pour dire pleinement, sans aucun manque, le Christ et sa justice. La seule Ecriture n’exclue nullement la Tradition qui au contraire l’explicite et rend audible en vérité le Verbe divin, dans les circonstances, les époques et les dispositions particulières. Si, dans un acte libre, le protestant ouvre la Bible, sola scriptura, il le fait et le vit dans l’instant d’un évènement. La Parole est pour lui, pour moi, pro me, Elle lui dit, elle me dit le Christ, pour moi, elle dit « le Chemin, la Vérité et la Vie » (Évangile de saint Jean), dans le moment où elle est sollicitée. La Parole prend corps en Christ, et l’homme chrétien (ein Christen Mensch) y forge son éthique.

    Car le texte biblique n’a point parlé une fois pour toutes. Il révèle, hic et nunc, ici et maintenant, ses fécondités en donnant à son lecteur, écoutant et orant, la capacité d’un langage de dialogue vers Dieu et vers le monde. Littéralisme et fondamentalisme sont donc les comportements les plus éloignés qui soient de l’authentique lecture luthérienne – et plus largement protestante – de la Bible.

    Interpellé par la technologie, par l’évolution de la science, par ses responsabilités de l’avenir et du présent, le chrétien sollicite l’Ecriture et se laisse rejoindre par Elle. Il y a un enjeu de liberté dans toute lecture de la Bible. Non pas l’acquis d’un corpus de références définitives, mais le Logos de Dieu qui parle à l’âme, à l’esprit, à la raison, à l’intelligence, à la conscience…, discours jamais interrompu, sauf au silence des contemplations et des émerveillements, langue claire, lumineuse, concise et exigeante, qui me pousse en les retranchements de mes complexités à faire jaillir la justesse à propos.

    Peut-être est-ce là que résident à la fois le solennel sola scriptura de la Réforme, la sainte Ecriture révélée, le socle de toute éthique de langage de conviction et de liberté, et la désacralisation protestante de toutes choses, à l’exception de Dieu et du Vivant – c’est-à-dire la création entière, ce qui fait beaucoup, et l’homme et la femme, en son centre.

    Le Verbe (le Logos) est rendu familier aux créatures comme la circulation du souffle originel, actuel, et encore à venir. Ce véritable lieu du sacré, où l’homme est en la considération de Dieu, lui apprend l’éthique de l’appréciation et le jugement sûr.

    Les progrès, avancées et constats d’opportunités inédites, déchus des sacralisations outrées, peuvent alors, à la condition d’inscrire ses dynamismes dans la compréhension du service de l’Homme, contribuer au dévoilement de l’humanisation, dépassant le stade si profondément enraciné en lui de l’idole.

    A ceux qui l’interpellent, l’éthique de l’homme chrétien (ein Christen Mensch) découvre la vocation exigeante de ruiner l’idole de l’humain en lui rendant la dignité de sa personne en dialogue – pour les chrétiens, en dialogue cela veut dire avec Dieu, ce qui signifie que toute technique n’est plus perçue comme une agression sur l’acte créateur mais peut devenir elle-même un acte créateur, un acte libérateur.

    Mais loin des idéalismes qui seraient renchérissement des idolâtries, l’homme chrétien et le corps ecclésial où il prend rang, doivent à eux-mêmes et à l’espace public qui les interroge, la liberté, libre de crainte et de contrainte, qui oblige au parler juste et à l’agir. Juste, en tout cas, à l’aune du témoignage de la conscience qui reconnait sûr pour le salut de se laisser conformer au Christ. L’ultime vision du monde passe par le Christ et s’accomplit en lui. Cette affirmation théologique fonde l’éthique qui combat les formes les plus subtiles de l’idolâtrie. L’homme chrétien ne peut pas être sans le Christ, et notre éthique chrétienne, luthérienne et plus largement protestante, bien également avec les autres dénominations, n’aurait pas sens sans la quête de conformation à Christ (cf. épître de saint Paul aux Philippiens, 2, 6-11).

    L’autre réalité pragmatique et lucide que l’éthique chrétienne protestante met en place, en se référant à la liberté reçue et vécue, ne produit pas systématiquement un discours universel d’éloge ou de réprobation, d’appel à l’encouragement ou d’avertissement et de lutte pour la défense. Jacques Ellul stigmatisait la violence technicienne et tous les artifices qui font croire à une œuvre bonne de l’humain toujours plus puissant et insatiable (déjà dans Présence au monde moderne, 1948), tandis que Gabriel Vahanian célébrait l’union heureuse de l’utopie chrétienne et du monde de la technique. Autrement dit, pour Vahanian, la technologie ne devait pas être perçue ni comme agression ni comme fatalité nous rapprochant d’une catastrophe finale.

    Dans le fond, la parole de l’homme chrétien – et son agir aussi, sa contribution à la création – et celle du corps ecclésial, son Eglise, ne devraient-elles pas, avec la technologie, correspondre, avoir correspondance, en langage prophétique ? Christianisme et technologie sont l’un et l’autre révolutionnaires et bouleversants. Il leur appartient d’entretenir le monde dans la langue des prophètes, et d’y pratiquer une responsabilité qui dise en l’homme le meilleur de son aspiration à la vie.

    En sélectionnant trois versets bibliques, qui sont des paroles de Jésus envers ses disciples et rapportées dans le Nouveau Testament, Jacques Ellul (dans Le défi et le nouveau, œuvres théologiques 1948-1991, éditions La Table ronde, pp20-21) discernait ce qui détermine la fonction du chrétien dans sa présence au monde moderne : « vous êtes le sel de la terre » (Matthieu 5,13), « vous êtes la lumière du monde » (Matthieu 5,14) et « je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (Matthieu 10,16). La sélection de la dernière, il est vrai, est le reflet du pessimisme de cette éminente figure du protestantisme au 20è siècle quant aux modernités et égarements idolâtres de son temps. Elle doit résonner cependant aujourd’hui, non pour dénoncer seulement des hordes de loups qui dévorent l’homme, mais pour proposer l’attitude de douceur et d’obéissance à la volonté d’amour de Dieu qui peut changer le monde. Plutôt que de vouloir le quitter, « changer de monde », dans la tension si chère à Gabriel Vahanian ! Non le condamner, mais lui restituer plus de saveur et l’éclairer par plus que lui-même, l’éveiller à sa vocation.

    L’éthique de conviction d’un homme chrétien – et de son Eglise – et de l’Eglise qui vit du Christ, n’est plus alors dans la seule logique de confrontation à la technologie, mais situe ses actes de liberté dans le courage d’aimer.

     

    Pasteur Alain Joly

    Chargé de cours à la Faculté libre de Théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, président de l’Institut culturel Martin Luther. Janvier 2019

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    Invitation à l’assemblée générale et au concert

    samedi 25 novembre 2017

     

    Chers amis, l’Institut culturel Martin Luther tiendra sa première assemblée générale depuis sa création l’année dernière. Nous serions heureux de vous y accueillir, si vous souhaitez nous rejoindre, ou simplement connaitre notre association. La réunion débutera à 19h, samedi 25 novembre, en l’église luthérienne Saint-Marcel, 24 rue Pierre Nicole, Paris 5e. Elle sera suivie, vers 19h45 et d’un concert spirituel auquel nous vous convions cordialement.

    L’Institut culturel Martin Luther a pour objet la valorisation des œuvres de l’esprit émanant du patrimoine luthérien, l’encouragement des échanges et des partenariats entre différents acteurs culturels, et la production d’évènements pluridisciplinaires et de publications.

    Suivez-nous sur le site http://institutluther.com

    L’association est honorée du parrainage de douze personnalités du monde de l’art et de la culture, Mme Elisabeth Blaack von Einsiedel, M. Gilles Cantagrel, de l’Académie des Beaux-Arts, le Père Thierry de l’Epine (collège des Bernardins), M. Jean-Rodolphe Loth, peintre, Mme Hyun-Hwa Cho, organiste et compositrice, M. Michel Petrossian, compositeur et Grand Prix international Reine Elisabeth, M. Rudolf Klemm, de la Neue Bachgesellschaft, Mmes et MM les professeurs Edith Weber (Paris-Sorbonne), Gilbert Dahan (CNRS et EPHE), Sylvie Le Moël (Paris-Sorbonne), Annie Noblesse-Rocher (Strasbourg), Philippe Terrier (Neuchâtel).

    Concert d’œuvres d’orgue de Laurent Mallet

    et interprétées par lui, autour de chorals luthériens

    présentation des textes des cantiques par le pasteur Alain Joly

    ICML invitation 25 novembre 2017

  • Articles du pasteur Alain Joly
  • Entre fidélité et Réformation : une vision de l’homme réconcilié

    Entre fidélité et Réformation : une vision de l’homme réconcilié

    Intervention du pasteur Alain Joly

    au colloque interdisciplinaire « Religion et contestation« ,

    Université Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand II)

    16 avril 2014

     

     

    Elle fut de courte durée, si même elle existât, l’unanimité des théologiens, des poètes et des princes, désireux de mener, dans l’Allemagne du début du 16ème siècle, une réforme de l’Église.

    Lorsque le 31 octobre 1517,  le moine augustinien Martin Luther, docteur en théologie de l’université de Wittenberg, rend publiques ses 95 Thèses sur la vertu des indulgences, pour en dénoncer l’inadéquation avec l’enseignement de l’Évangile, il ne s’agit point là d’une contestation de l’institution ecclésiale. La controverse académique, que l’initiative du jeune professeur devait ouvrir sur le sujet des indulgences, provoqua cependant la réaction des autorités de l’Église, et engagea, à la longue une volonté de réforme qui n’était pas dans l’intention de Luther à l’époque de l’évènement, somme toute anodin, mais qui deviendrait la référence emblématique des commencements du protestantisme.

     

    Durant l’année 1520, cette volonté de réforme s’affermit jusqu’à inquiéter le pape Léon X, pourtant destinataire d’une lettre en préface au Traité de la Liberté du chrétien, dans laquelle Luther espérait encore l’intervention du Pape. Bientôt celui-ci se voyait contraint de menacer d’excommunication l’audacieux moine de Wittenberg et ses partisans, s’ils ne rétractaient leurs écrits et leurs enseignements. En janvier 1521 Luther fut excommunié, puis relevé de ses vœux monastiques par son supérieur. La rupture était dès lors consommée définitivement.

    Dès que Martin Luther se fut donc engagé irrémédiablement dans un combat, selon lui, pour la restauration de la prédication du pur Évangile, il devenait tout aussi inéluctable que le réformateur, en donnant une telle puissance à ses luttes, serait confronté à la défection et bientôt à l’adversité.

    Le mouvement de la Réformation, amené par Luther sur un terrain de conflit et de véhémence, aurait pour premiers contestataires ceux, parmi les adeptes des prémices pourtant, qui regrettaient le temps encore paisible des cours prometteurs, des disputationes, des dénonciations intellectuelles de l’ignorance et de la superstition.

     

    Érasme fut ainsi le plus craintif de tous et bientôt l’opposant le plus illustre : « il sacrifie tout pour la paix, s’exclamait Luther, il fuit la croix ! ». « Nous voyons, lui écrivait-il en avril 1524 (Œuvres, Weimar II,898), que le Seigneur ne vous a pas donné l’énergie qu’il faudrait pour attaquer avec nous tous ces monstres (c’est-à-dire les papistes), librement, courageusement; et nous ne sommes pas gens à exiger de vous ce qui dépasse vos forces et votre manière. Grâce à vous fleurissent les lettres qui conduisent à l’intelligence de l’Écriture ( ). Nous craignons seulement qu’entraîné par nos adversaires, vous n’en vinssiez à attaquer ouvertement nos dogmes, et alors notre devoir eût été de vous résister en face. »

    Profitant des exagérations de Luther pour en souligner les dangers, Érasme publiait sa fameuse diatribe sur le libre arbitre, et, de la sorte, sur le terrain même du combat de la Réforme, les deux géants s’affrontaient et divisaient par eux, et leurs contemporains, et leurs héritiers. En décembre 1525, Luther répliquait avec son De servo arbitrio (« Du Serf arbitre », traduit en allemand par Justus Jonas sous le titre « Le Libre arbitre n’est rien ! »).

    « Il faut aux chrétiens une certitude : le saint Esprit n’est pas un sceptique. Il n’y a point de christianisme sans de fermes convictions et une confession franche de la vérité; et si la vérité révélée dans les saintes Écritures est cachée au cœur naturel de l’homme, elle apparait avec évidence aux yeux des chrétiens et leur donne une invincible défense contre leurs adversaires. »

    Que Luther ait eu à combattre Érasme, les modérés et les tièdes, ensuite sur sa gauche, si l’on peut dire, des réformateurs plus radicaux que lui, Carlstadt, par exemple, et d’autres personnes qualifiées d’illuminés, d’hérétiques, et de suppôts du diable, n’est pas la moins inattendue des conséquences de la haute conscience que Luther avait de se faire – ou d’avoir été choisi pour être – le héraut, le porte-parole, le milicien de la Réforme évangélique.

     

    Au cœur de son enseignement, Luther affirme la doctrine de la justification par la grâce seule et saisie par la foi. Il la résume dans le Traité du Serf arbitre en ces termes : « L’homme est incapable de se sauver par lui-même. Le salut vient de Christ, et c’est un don de Dieu. Si nous croyons que Jésus-Christ nous sauve par son sacrifice, n’est-ce point anéantir son œuvre de grâce que d’en revendiquer une part quelconque pour nous ? ». Cette théologie de la grâce, opposée énergiquement à l’enseignement du pape de Rome tout autant qu’aux subtilités nuancées d’Érasme, aura au moins pour elle tous les grands réformateurs Philipp Melanchthon, Ulrich Zwingli, Jean Calvin, Pierre Viret, Martin Bucer…

     

    Si de quelque façon, cette doctrine de la grâce est amoindrie ou relativisée, ceux qui s’y risqueraient ne pourraient plus prétendre à inscrire leur combat dans la réformation de l’Église. Ils s’en trouveraient – et s’en sont trouvés de fait – en deçà, et, du coup, rejetés au rang de contestataires du véritable Évangile, des dissidents de la Réformation. Car l’enjeu, pour Luther, est de porter la vérité telle que l’Écriture sainte en suscite le témoignage authentique. La vérité n’est pas subjective, elle n’est pas celle de la conscience, elle est celle que dicte à la conscience le témoignage de la Bible. Il est fondamental, de ce point de vue, d’éviter tout contresens aux options de Luther. S’il peut passer pour l’initiateur de la liberté de conscience, son exigence est telle vis-à-vis de la réception des Écritures saintes qu’en définitive il y aura, dans le protestantisme européen du 16ème siècle, plus de dissidents et d’adversaires de Luther que de confessants unanimes avec lui sur la compréhension des modalités de la Réforme et des conséquences de sa lecture de la Bible.

     

    A partir de novembre 1517, alors que la diffusion des 95 thèses a attiré l’attention sur lui, Martin Luder (car c’est son vrai nom de famille) commence de modifier son nom en adoptant l’usage de s’appeler Martinus eleutherios, c’est-à-dire Martin le libre, ajoutant parfois, au bas de certaines lettres, avec sa signature, « esclave du Seigneur », indiquant ainsi qu’il ne se considérait pas lié par l’institution ecclésiale quand elle contredisait l’Évangile. Sa vie durant, désormais, Martin Luther, l’homme libre, ne cessera de revendiquer le droit fondamental de sa conscience. Ce n’est pas encore la liberté de conscience, dans le sens où l’entendra la pensée moderne issue du Siècle des Lumières, ou alors il convient d’en expliciter la compréhension que le Réformateur de l’Église en avait. La liberté du chrétien est la plus haute grâce qui lui est faite quand celui-ci, le chrétien, consent à reconnaître à Dieu l’initiative et la puissance de sa miséricorde, quand la conscience se trouve liée au dessein de salut résolu dans le cœur divin. La liberté du chrétien suscite en lui la joie parce qu’elle l’affranchit de toutes dénominations contraires à la vie.

     

    Deux mots fameux et prononcés en des circonstances historiques à la diète de Worms, le 18 avril 1518, résument cette appropriation singulièrement chrétienne de la liberté : « j’ai franchi le pas »(Ich bin hindurch !) et « ma conscience est captive des paroles de Dieu, ( ) je ne puis autrement » (Ich kann nicht anders !). Cette ultime déclaration se trouve dans le discours que Luther a reconstitué pour le publier plus tard :

    « A moins qu’on me convainque par des attestations de l’Écriture ou par d’évidentes raisons – car je n’ajoute foi ni au pape ni aux conciles seuls, puisqu’il est clair qu’ils se sont trompés et qu’ils se sont contredits eux-mêmes, je suis lié par les textes scripturaires que j’ai cités et ma conscience est captive des paroles de Dieu. Je ne puis ni ne veux me rétracter en rien, car il n’est ni sûr ni honnête d’agir contre sa propre conscience. Je ne puis autrement, me voici, que Dieu me soit en aide ! ».

    Ces propos et cet acte devant l’empereur Charles-Quint et les princes convoqués à la diète de l’Empire sont quasiment subversifs, car Luther ne se contente plus d’accepter ce qu’a dit et fait la Tradition, mais il demande pourquoi cela a été dit et fait, et en fonction de ce pourquoi, Luther offre au discernement de la conscience de se positionner en concordance – ou non – avec l’Écriture sainte.

    Il ne s’agit donc pas de liberté tout court. D’ailleurs Luther ne supporte pas et condamne tous ceux qui la revendiquent pour parvenir à des fins qui n’ont plus la visée de l’Évangile du salut.

    C’est ainsi qu’en mai 1525, et quoiqu’il leur eut dit suffisamment les torts des deux côtés, et les avoir exhorté à la paix, il approuvait la répression, par les princes, des paysans et des illuminés qui enchaînaient cette liberté chrétienne à une dimension sociale et politique. « Des prophètes de meurtre », comme il les désignait, Thomas Muntzer en tête, ont soulevé les paysans contre les seigneurs en ne retenant qu’un sens charnel à la liberté revendiquée et dont l’usage devenait alors illicite.
    Quand Luther affranchit spirituellement le chrétien, le plaçant devant Dieu, coram Deo, au bénéfice de la croix, c’est-à-dire d’un amour immérité et saisi seulement par la foi, puis devant les hommes, coram hominibus, avec l’exhortation à pratiquer les bonnes œuvres, quand Luther, donc, affranchit le chrétien, il le soumet, dans le même temps, politiquement et socialement, à l’autorité civile. Karl Barth, le grand théologien réformé du 20ème siècle, y décèlera l’erreur fatale, la cause de la défaillance morale du protestantisme allemand face au nazisme. Dans l’histoire de l’Allemagne, la Réforme luthérienne, assortie de la soumission au pouvoir temporel, était devenue l’une puissances conservatrices de la société.

     

    La pensée luthérienne propose en apparence la simultanéité de thèses contradictoires. Car du principe de la conscience captive de la Parole de Dieu, et donc d’une liberté dépendante de Dieu, découle la soumission volontaire au pouvoir temporel, dans la mesure où celui-ci, reconnu comme établi par Dieu, n’incite pas au témoignage contraire à l’Évangile. Bien plutôt, le pouvoir temporel doit veiller à le favoriser. L’État doit user de la force pour réprimer le mal. Pour Luther, l’autorité civile est nécessaire afin d' »assurer la paix, punir le péché et résister au méchant » (Traité de l’Autorité temporelle, 1523). C’est pourquoi, « le chrétien se soumet volontiers au pouvoir du glaive, paie les impôts, honore l’autorité, sert, aide et fait tout ce qu’il peut et qui est utile pour que le pouvoir soit maintenu dans l’honneur et la crainte ». D’ailleurs Luther considère cette situation comme obligée par le fait que quasiment personne ne se conduit réellement en chrétien, tous sont pécheurs et devraient se présenter pénitents devant Dieu. La célèbre formule simul justus, simul peccator, semper penitens (« à la fois juste et pécheur, toujours pénitent ») qui touche à la réalité de l’être intérieur, coram Deo, se vérifie aussi dans la dimension extérieure : le chrétien vit dans le monde.

     

    L’expérience de la foi transpose le mystère des deux natures du Christ : en lui, Roi et Serviteur, s’opère un « joyeux échange ». Dans le Traité de la Liberté chrétienne, Luther écrit : « Par le mystère de la foi, Christ prend à lui péché, mort et châtiment, l’âme, par contre, reçoit la grâce, la vie, la félicité ». Affranchi de manière passive, en recevant l’œuvre accomplie par Christ et donnée par lui, le croyant – celui qui fait crédit à Dieu que cette œuvre est efficace -, devient un instrument, un acteur de libre amour : « voici qu’alors jaillissent de la foi, l’amour et la joie en Dieu et de l’amour une existence libre, spontanée, joyeuse, qui se voue gratuitement au service du prochain » (Traité de la Liberté chrétienne). En fait, – dans les faits ! -, la servitude à la Parole de Dieu est concomitante du service, « être pour les autres un Christ, comme Christ a été pour moi » (Traité de la Liberté chrétienne).

     

    La conscience n’a nul besoin ni nécessité de s’assurer dans aucune œuvre. Elle est en bonne « santé », comme le suggère le Réformateur dans son « Jugement sur les vœux monastiques » de 1522, lorsqu’elle se libère des œuvres, non pour ne pas les accomplir, mais au contraire parce qu’elles sont la conséquence du salut par la foi. Au jugement de la conscience, le croyant se soumet à la loi de la grâce et en réfère à l’Écriture sainte. Et cette loi de la grâce, qui lui dit la justice de Dieu, l’oblige à son engagement responsable jusque dans son comportement moral ou éthique. Tout ce qui est dans l’ordre des actes signifie l’être régénéré – ou non -, juste et justifié par amour – ou non. Au chrétien d’en évaluer, à l’aune de l’Écriture sainte, sa responsabilité envers le monde. Ainsi réconcilié avec Dieu et avec lui-même, le chrétien contribue à changer le monde dans lequel il a le devoir d’une vocation agissante.

     

    Quoique ce ne soit pas à proprement parler une doctrine, et que le Réformateur n’employa pas ce terme pour affirmer son enseignement, la formulation classique en théologie luthérienne concernant les deux règnes de Dieu est explicitement développée dans le petit traité « De l’autorité civile et des limites de l’obéissance qu’on lui doit« , imprimé à Wittenberg en 1523 :

    « Tenter de gouverner un pays ou le monde entier à l’aide de l’Évangile serait aussi intelligent que d’enfermer dans une même étable des loups, des lions, des aigles et des moutons, et de leur dire : soyez bien sages, vivez en paix, broutez ensemble, l’étable est ouverte, l’herbe est abondante, et vous n’avez à craindre ni les chiens, ni les coups de trique. Les moutons seraient paisibles et accepteraient d’être gouvernés ainsi paisiblement, mais ils ne vivraient pas longtemps. C’est pourquoi il faut bien distinguer ces deux moyens de gouverner et les laisser subsister les deux, l’un qui crée des âmes pacifiques, l’autre qui assure la paix par des moyens extérieurs et qui tient en bride les méchants ».

     

    Il ne doit y avoir aucune ingérence d’un des deux règnes sur l’autre. C’est pourquoi le principe cujus regio, ejus religio, qui fixera la partition religieuse du Saint Empire romain germanique pour au moins deux siècles à partir de la Paix d’Augsbourg de 1555, n’est pas l’application de l’enseignement de Luther. L’adage cujus regio, ejus religio, qu’on peut traduire ainsi : à la religion du prince correspond celle de ces sujets, signifie concrètement que le prince décide de la religion de ses sujets. Des circonstances politiques et la théorie du disciple de Luther, Philipp Melanchthon, sur les rapports entre l’Église et l’État, conduira à l’extension de la compétence de l’autorité temporelle sur les affaires religieuses, jusqu’à reconnaître au prince le statut de summus episcopus (évêque suprême, au dessus des évêques de l’Église).

     

    Au demeurant le principe énoncé en ces quatre mots latins est profondément enraciné dans une vision médiévale du corps social qui est à la fois une nation et l’expression du corps du Christ, dans lequel, par conséquent, ne peut demeurer plus d’une confession, car le corps du Christ est un et il n’a aussi qu’un chef. L’émergence très progressive de l’idée de tolérance, que même l’Édit de Nantes, en France, n’a pas réalisé autrement qu’en attente d’une restauration de l’unité, orientera la présence religieuse à une autre vision du monde. Ni Luther ni ses contemporains, ni quasiment personne avant Pierre Bayle, n’envisageraient de réorganiser le monde chrétien selon un principe de tolérance qui ne dirait pas cette unité idéalisée.