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  • L’éthique de conviction confrontée à la technologie – par le Pasteur Alain Joly

    L’éthique de conviction confrontée à la technologie

    Communication du pasteur Alain Joly au colloque « La personne au 21è siècle, Interculturalités et progrès des sciences et techniques appliquées au corps », Université Paris-Descartes, 7-8-9 janvier 2019

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    Le 18 avril 1521, dans la ville de Worms, en Allemagne, où l’empereur Charles-Quint avait convoqué la Diète de l’Empire (Reichstag), le docteur en théologie Martin Luther, excommunié le 3 janvier précédent, avait comparu pour répondre à ses juges qui le sommaient de révoquer les affirmations contestées de ses écrits et de son enseignement universitaire. De son vrai nom Martin Luder, il avait grécisé et latinisé son patronyme en jouant de la proximité de la lettre « d » avec « th », et signait désormais Martinus eleutherios (eleutherius), Martin le libre. Il allait poser, ce jour-là, un acte d’homme libre dont les conséquences seraient considérables pour la suite – en particulier la compréhension de l’identité d’expérience de la personne humaine devant ses semblables et devant Dieu, tout en même temps.

    Luther avait terminé sa réplique à ses juges par les mots : capta conscientia in verbis Dei, revocare neque possum nec volo quidquam (la conscience captive dans la Parole de Dieu – liée à la Parole de Dieu -, je ne puis ne veux révoquer quoique ce soit) (Œuvres de Luther, édition de Weimar : WA 7, 838). De cet instant public, et plus encore de l’époque où l’Europe entière sut, par la diffusion imprimée du discours de Luther, que le futur Réformateur avait eu cette attitude et ces paroles, un principe de liberté allait légitimer une nouvelle éthique chrétienne.

    L’affirmation formulée à Worms n’évoque pas précisément la liberté de conscience au sens où le siècle des Lumières en affinera la nécessaire injonction à la dignité de tout homme. Il est intéressant de remarquer pourtant que, au 18è siècle, l’Aufklärung en Allemagne, et des initiatives issues du protestantisme en Suisse, comme, par exemple, l’Encyclopédie d’Yverdon sous la direction de l’imprimeur Fortunatus de Felice, s’efforceront d’enraciner, ou pour le moins conjoindre, un accueil des Lumières au christianisme réformé. Aux rédacteurs de l’Encyclopédie romande, l’idée même de progrès, et les avancées de la connaissance scientifique, ne paraissaient aucunement incompatibles avec la foi chrétienne protestante. Il y aurait là un champ d’étude particulièrement stimulant à développer en une autre occasion.

    Déjà, en 1520, Luther avait intitulé un de ses traités De la liberté de l’homme chrétien (en allemand : Von der Freiheit eines Christenmenschen), et d’emblée les mots y étaient distincts : ein Christen Mensch, un homme chrétien, du Christ. Il s’agissait de décrire la liberté que donne la disponibilité à la grâce, la vivante communion avec le Christ, qui affranchit de toutes les craintes. L’homme chrétien, libéré de se justifier lui-même et de devoir justifier son agir autrement qu’en la joie d’être aimé et d’aimer à son tour, s’approche de Dieu sans crainte ni contrainte. Il est libéré pour aimer librement, sans intérêt, ni devoir, sinon celui du service de son prochain. L’éthique de l’homme chrétien appartient à ce registre. Ce n’est pas seulement une éthique chrétienne, mais l’éthique de la personne chrétienne.

    Luther, prononçant ces mots : capta conscientia, avait donc suggéré une dépendance, un attachement, un lien de sujétion. C’est que, pour lui, la conscience n’est pas en monologue avec elle-même, elle est présente à la parole d’un autre. Elle vit en relation. Capta conscientia in verbis Dei. Alors la conscience appartient à l’être qui vit devant Dieu et l’accepte comme partenaire, en termes bibliques on dira comme « allié », au bénéfice d’une alliance. La conviction se forge au contact de l’autre de l’alliance. Elle résulte de la conversation sacrée.

    Encore devant le Reichstag, Luther avait ajouté, en allemand, ces mots ultimes : ich kann nicht anders, hier stehe ich, Gott helft mir, amen (je ne puis autrement, ici je me tiens, que Dieu me soit en aide, amen). Dans le rythme de cette phrase, (construite, probablement, après l’évènement, plutôt que prononcée, mais elle figure dans les versions imprimées), trois fois le sujet de la personne s’engage : je ne peux autrement, je me tiens ici, Dieu me soit en aide. Le « je » qui s’exprime ainsi, devant ses contemporains qui réclament son silence et sa rétractation (revocatio, l’annulation de sa voix) prolonge en fait le dialogue de la personne qui écoute Dieu.

    En octobre 1518 déjà, lors de son entrevue avec le cardinal Cajetan, au palais des Fugger à Augsbourg, Luther ne pouvait consentir à révoquer ce que le témoignage de sa conscience l’obligeait à reconnaitre comme vrai. Deux ans et demi plus tard, avec l’épisode de 1521 à Worms, un avènement décisif orientait, au sein du christianisme latin (occidental) la prise en considération d’un positionnement de la personne devant Dieu et devant les hommes, lequel ne dépendrai plus des critères d’appartenance ou de soumission à l’Eglise institution.

    Un grand paradoxe devait surgir très tôt, dès l’instauration des Eglises confessionnelles territoriales, en Allemagne et en Europe du Nord, établies par des princes adhérents à la Confession d’Augsbourg de 1530. Comment pourrait-on concilier l’expérience de foi personnelle, en l’occurrence, pour commencer, celle de Luther, puis de ses compagnons, et la réalité du corps social qu’est l’Eglise évangélique, certes distincte de l’Eglise romaine, et pourtant pareillement institution, avec hiérarchie, doctrine et forme de magistère ?

    Si l’appartenance à l’Eglise, en tant qu’assemblée des croyants, ne se définissait plus par l’obéissance au siège de Rome garant de l’Unité, elle se vérifiait maintenant dans la justesse de choix et d’articulation avec la Parole de Dieu. La Confession d’Augsbourg l’énonce ainsi : « il ne doit y avoir qu’une sainte assemblée chrétienne ( ), elle est l’assemblée de tous les croyants parmi lesquels l’Évangile est prêché fidèlement et les saints sacrements administrés conformément à l’Évangile » (Article VII). En dégageant la Parole de Dieu du magistère pontifical et ecclésial, c’était lui trouver un magistère de substitution que la seule conscience ne pourrait exercer.

    Il fallut donc qu’à quelques-uns, les princes, les évêques, les théologiens et les pasteurs, fusse confier la vérification de la foi commune. Inévitablement, le protestantisme devait vivre – et le vit encore – la tension entre l’individualisme de la conscience, en qui résonne le témoignage du discernement personnel, et l’appartenance au corps ecclésial qui définit où est et où n’est pas la vraie Eglise du Christ – et par conséquent son discours au monde. De ce fait, et malgré les apparences de répétition du schéma ancien de structure d’autorité, les Eglises dites issues de la Réforme ont à la fois des déclarations officielles et la permission théorique de singularismes, parce qu’au mieux on présuppose ceux-ci comme des charismes dont bénéficie l’ensemble du corps.

    A partir de quel moment l’évidence de la conviction en contradiction détermine une rupture de communion ecclésiale, les chrétiens allemands devant le nazisme en ont fait la dramatique expérience. Un simulacre d’Eglise, pourtant bien visible, subsistait officiellement, tandis que d’authentiques chrétiens luthériens, avec d’autres, réformés, dès 1934 mesuraient la nécessité absolue d’être dans la dissidence aux yeux des hommes, et la fidélité à l’Evangile, dans la résonance au témoignage de leur conscience. Beaucoup le payèrent de la déportation et du martyr. Tous envisagèrent leur engagement, non comme des initiatives isolées ou semblables, mais comme la démarche même de ce qui rassemble les croyants en Eglise. Ils appelaient cela l’Eglise confessante, et les premiers d’entre eux la réunirent du 29 au 31 mai 1934 à Wuppertal-Barmen. Ils leur semblaient, et l’Histoire leur donna raison, qu’il n’y avait dans des circonstances menaçantes pour l’humanité, qu’une seule posture digne de correspondre à l’Evangile, et c’était le combat d’un petit reste d’Eglise, et de quelques individus, mais, encore, un combat d’Eglise.

    Il y a ainsi parfois des difficultés à repérer la position des protestants (terme au demeurant beaucoup trop générique et vague), ou des différentes Eglises, selon leur dénomination, au regard des questions de la société, de la politique et de la science.

    A l’individu, comme à l’Eglise en tant qu’expression du consensus des croyants, est adressée la même interrogation : que dîtes-vous aux hommes, dans l’espace public, selon votre manière, supposée spécifiquement protestante, de penser, d’analyser et de recevoir ou refuser ? Une ancienne compréhension de l’éthique chrétienne, y compris protestante luthérienne, délègue aux responsables des Eglises, considérées comme figures légitimes du « collectif », l’autorité d’une parole avisée. Le secret désir qu’il soit plus simple que le protestantisme exprimât aujourd’hui, à l’imitation de la plupart des courants « évangéliques », une seule éthique de conviction face aux technologies, à la limite avec quelques nuances de diversité, reviendrait-il à cette pratique traditionnelle ? Alimenterait-il le déni de liberté ? Un seul peut-il dire l’analyse ou le jugement autorisé des protestants ?

    Par défaut de connaissance (parfois de communication) des textes officiels, par exemple en France ceux des synodes et de la Fédération protestante de France, de la Fédération luthérienne mondiale, ou du Conseil œcuménique des Eglises, ou par absence de discours unanimes des chrétiens de la Réforme, il fut de bon ton, il y a seulement quelques décennies, dans les médias et dans les milieux intellectuels, de se satisfaire des positions – au demeurant d’une profondeur et d’une intelligence spirituelle exceptionnelles –  de la théologienne France Quéré ou des philosophes Paul Ricoeur et Jacques Ellul.

    Fiers, à juste titre, de ces noms, les protestants souvent ont revendiqué que France Quéré, Paul Ricoeur, Jacques Ellul, Pierre Chaunu, François-Georges Dreyfus, Lyta Basset…, dans des genres pourtant différents, voire des opinions contradictoires, sans parler des options politiques, ont été et demeurent expressions authentiques des points de vue protestants. C’est l’éternelle tension, irrésolue, de la richesse de pensée, intime, et d’inspiration religieuse ou non, et des modèles magistériels. Un seul dira le protestantisme, sans mandat, comme Luther disait son Évangile face à Rome, et l’instance de gouvernance et de représentativité ecclésiale pourra l’approuver ou non, et si oui s’en inspirera dans son discours formaté, à destination de ses administrés et de l’opinion publique. On risquerait de fausser le langage des pluralités et simplifier les protestantismes, en répartissant l’individu, les personnalités et l’Eglise, selon les convenances mondaines, les lieux et les temps.

    La primauté de la conscience d’une part, et le corps ecclésial d’autre part, trouveront toujours leur ancrage, en protestantisme, dans le référentiel personnel – pour la personne, pour moi, en latin : pro me – qu’est la Bible et son statut d’autorité absolue. Les Réformateurs du 16è siècle (et les doctrines élaborées à leur suite entérinent cette approche) ont énoncé le principe « sola scriptura », l’Ecriture seule. Non pas, comme on le suggère parfois trop légèrement, dans une dimension de lecture fondamentaliste, mais parce que l’Ecriture sainte est suffisante (satis est) pour porter tout ce que la Parole de Dieu adresse à l’homme, pour dire pleinement, sans aucun manque, le Christ et sa justice. La seule Ecriture n’exclue nullement la Tradition qui au contraire l’explicite et rend audible en vérité le Verbe divin, dans les circonstances, les époques et les dispositions particulières. Si, dans un acte libre, le protestant ouvre la Bible, sola scriptura, il le fait et le vit dans l’instant d’un évènement. La Parole est pour lui, pour moi, pro me, Elle lui dit, elle me dit le Christ, pour moi, elle dit « le Chemin, la Vérité et la Vie » (Évangile de saint Jean), dans le moment où elle est sollicitée. La Parole prend corps en Christ, et l’homme chrétien (ein Christen Mensch) y forge son éthique.

    Car le texte biblique n’a point parlé une fois pour toutes. Il révèle, hic et nunc, ici et maintenant, ses fécondités en donnant à son lecteur, écoutant et orant, la capacité d’un langage de dialogue vers Dieu et vers le monde. Littéralisme et fondamentalisme sont donc les comportements les plus éloignés qui soient de l’authentique lecture luthérienne – et plus largement protestante – de la Bible.

    Interpellé par la technologie, par l’évolution de la science, par ses responsabilités de l’avenir et du présent, le chrétien sollicite l’Ecriture et se laisse rejoindre par Elle. Il y a un enjeu de liberté dans toute lecture de la Bible. Non pas l’acquis d’un corpus de références définitives, mais le Logos de Dieu qui parle à l’âme, à l’esprit, à la raison, à l’intelligence, à la conscience…, discours jamais interrompu, sauf au silence des contemplations et des émerveillements, langue claire, lumineuse, concise et exigeante, qui me pousse en les retranchements de mes complexités à faire jaillir la justesse à propos.

    Peut-être est-ce là que résident à la fois le solennel sola scriptura de la Réforme, la sainte Ecriture révélée, le socle de toute éthique de langage de conviction et de liberté, et la désacralisation protestante de toutes choses, à l’exception de Dieu et du Vivant – c’est-à-dire la création entière, ce qui fait beaucoup, et l’homme et la femme, en son centre.

    Le Verbe (le Logos) est rendu familier aux créatures comme la circulation du souffle originel, actuel, et encore à venir. Ce véritable lieu du sacré, où l’homme est en la considération de Dieu, lui apprend l’éthique de l’appréciation et le jugement sûr.

    Les progrès, avancées et constats d’opportunités inédites, déchus des sacralisations outrées, peuvent alors, à la condition d’inscrire ses dynamismes dans la compréhension du service de l’Homme, contribuer au dévoilement de l’humanisation, dépassant le stade si profondément enraciné en lui de l’idole.

    A ceux qui l’interpellent, l’éthique de l’homme chrétien (ein Christen Mensch) découvre la vocation exigeante de ruiner l’idole de l’humain en lui rendant la dignité de sa personne en dialogue – pour les chrétiens, en dialogue cela veut dire avec Dieu, ce qui signifie que toute technique n’est plus perçue comme une agression sur l’acte créateur mais peut devenir elle-même un acte créateur, un acte libérateur.

    Mais loin des idéalismes qui seraient renchérissement des idolâtries, l’homme chrétien et le corps ecclésial où il prend rang, doivent à eux-mêmes et à l’espace public qui les interroge, la liberté, libre de crainte et de contrainte, qui oblige au parler juste et à l’agir. Juste, en tout cas, à l’aune du témoignage de la conscience qui reconnait sûr pour le salut de se laisser conformer au Christ. L’ultime vision du monde passe par le Christ et s’accomplit en lui. Cette affirmation théologique fonde l’éthique qui combat les formes les plus subtiles de l’idolâtrie. L’homme chrétien ne peut pas être sans le Christ, et notre éthique chrétienne, luthérienne et plus largement protestante, bien également avec les autres dénominations, n’aurait pas sens sans la quête de conformation à Christ (cf. épître de saint Paul aux Philippiens, 2, 6-11).

    L’autre réalité pragmatique et lucide que l’éthique chrétienne protestante met en place, en se référant à la liberté reçue et vécue, ne produit pas systématiquement un discours universel d’éloge ou de réprobation, d’appel à l’encouragement ou d’avertissement et de lutte pour la défense. Jacques Ellul stigmatisait la violence technicienne et tous les artifices qui font croire à une œuvre bonne de l’humain toujours plus puissant et insatiable (déjà dans Présence au monde moderne, 1948), tandis que Gabriel Vahanian célébrait l’union heureuse de l’utopie chrétienne et du monde de la technique. Autrement dit, pour Vahanian, la technologie ne devait pas être perçue ni comme agression ni comme fatalité nous rapprochant d’une catastrophe finale.

    Dans le fond, la parole de l’homme chrétien – et son agir aussi, sa contribution à la création – et celle du corps ecclésial, son Eglise, ne devraient-elles pas, avec la technologie, correspondre, avoir correspondance, en langage prophétique ? Christianisme et technologie sont l’un et l’autre révolutionnaires et bouleversants. Il leur appartient d’entretenir le monde dans la langue des prophètes, et d’y pratiquer une responsabilité qui dise en l’homme le meilleur de son aspiration à la vie.

    En sélectionnant trois versets bibliques, qui sont des paroles de Jésus envers ses disciples et rapportées dans le Nouveau Testament, Jacques Ellul (dans Le défi et le nouveau, œuvres théologiques 1948-1991, éditions La Table ronde, pp20-21) discernait ce qui détermine la fonction du chrétien dans sa présence au monde moderne : « vous êtes le sel de la terre » (Matthieu 5,13), « vous êtes la lumière du monde » (Matthieu 5,14) et « je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (Matthieu 10,16). La sélection de la dernière, il est vrai, est le reflet du pessimisme de cette éminente figure du protestantisme au 20è siècle quant aux modernités et égarements idolâtres de son temps. Elle doit résonner cependant aujourd’hui, non pour dénoncer seulement des hordes de loups qui dévorent l’homme, mais pour proposer l’attitude de douceur et d’obéissance à la volonté d’amour de Dieu qui peut changer le monde. Plutôt que de vouloir le quitter, « changer de monde », dans la tension si chère à Gabriel Vahanian ! Non le condamner, mais lui restituer plus de saveur et l’éclairer par plus que lui-même, l’éveiller à sa vocation.

    L’éthique de conviction d’un homme chrétien – et de son Eglise – et de l’Eglise qui vit du Christ, n’est plus alors dans la seule logique de confrontation à la technologie, mais situe ses actes de liberté dans le courage d’aimer.

     

    Pasteur Alain Joly

    Chargé de cours à la Faculté libre de Théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, président de l’Institut culturel Martin Luther. Janvier 2019

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  • Entre fidélité et Réformation : une vision de l’homme réconcilié

    Entre fidélité et Réformation : une vision de l’homme réconcilié

    Intervention du pasteur Alain Joly

    au colloque interdisciplinaire « Religion et contestation« ,

    Université Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand II)

    16 avril 2014

     

     

    Elle fut de courte durée, si même elle existât, l’unanimité des théologiens, des poètes et des princes, désireux de mener, dans l’Allemagne du début du 16ème siècle, une réforme de l’Église.

    Lorsque le 31 octobre 1517,  le moine augustinien Martin Luther, docteur en théologie de l’université de Wittenberg, rend publiques ses 95 Thèses sur la vertu des indulgences, pour en dénoncer l’inadéquation avec l’enseignement de l’Évangile, il ne s’agit point là d’une contestation de l’institution ecclésiale. La controverse académique, que l’initiative du jeune professeur devait ouvrir sur le sujet des indulgences, provoqua cependant la réaction des autorités de l’Église, et engagea, à la longue une volonté de réforme qui n’était pas dans l’intention de Luther à l’époque de l’évènement, somme toute anodin, mais qui deviendrait la référence emblématique des commencements du protestantisme.

     

    Durant l’année 1520, cette volonté de réforme s’affermit jusqu’à inquiéter le pape Léon X, pourtant destinataire d’une lettre en préface au Traité de la Liberté du chrétien, dans laquelle Luther espérait encore l’intervention du Pape. Bientôt celui-ci se voyait contraint de menacer d’excommunication l’audacieux moine de Wittenberg et ses partisans, s’ils ne rétractaient leurs écrits et leurs enseignements. En janvier 1521 Luther fut excommunié, puis relevé de ses vœux monastiques par son supérieur. La rupture était dès lors consommée définitivement.

    Dès que Martin Luther se fut donc engagé irrémédiablement dans un combat, selon lui, pour la restauration de la prédication du pur Évangile, il devenait tout aussi inéluctable que le réformateur, en donnant une telle puissance à ses luttes, serait confronté à la défection et bientôt à l’adversité.

    Le mouvement de la Réformation, amené par Luther sur un terrain de conflit et de véhémence, aurait pour premiers contestataires ceux, parmi les adeptes des prémices pourtant, qui regrettaient le temps encore paisible des cours prometteurs, des disputationes, des dénonciations intellectuelles de l’ignorance et de la superstition.

     

    Érasme fut ainsi le plus craintif de tous et bientôt l’opposant le plus illustre : « il sacrifie tout pour la paix, s’exclamait Luther, il fuit la croix ! ». « Nous voyons, lui écrivait-il en avril 1524 (Œuvres, Weimar II,898), que le Seigneur ne vous a pas donné l’énergie qu’il faudrait pour attaquer avec nous tous ces monstres (c’est-à-dire les papistes), librement, courageusement; et nous ne sommes pas gens à exiger de vous ce qui dépasse vos forces et votre manière. Grâce à vous fleurissent les lettres qui conduisent à l’intelligence de l’Écriture ( ). Nous craignons seulement qu’entraîné par nos adversaires, vous n’en vinssiez à attaquer ouvertement nos dogmes, et alors notre devoir eût été de vous résister en face. »

    Profitant des exagérations de Luther pour en souligner les dangers, Érasme publiait sa fameuse diatribe sur le libre arbitre, et, de la sorte, sur le terrain même du combat de la Réforme, les deux géants s’affrontaient et divisaient par eux, et leurs contemporains, et leurs héritiers. En décembre 1525, Luther répliquait avec son De servo arbitrio (« Du Serf arbitre », traduit en allemand par Justus Jonas sous le titre « Le Libre arbitre n’est rien ! »).

    « Il faut aux chrétiens une certitude : le saint Esprit n’est pas un sceptique. Il n’y a point de christianisme sans de fermes convictions et une confession franche de la vérité; et si la vérité révélée dans les saintes Écritures est cachée au cœur naturel de l’homme, elle apparait avec évidence aux yeux des chrétiens et leur donne une invincible défense contre leurs adversaires. »

    Que Luther ait eu à combattre Érasme, les modérés et les tièdes, ensuite sur sa gauche, si l’on peut dire, des réformateurs plus radicaux que lui, Carlstadt, par exemple, et d’autres personnes qualifiées d’illuminés, d’hérétiques, et de suppôts du diable, n’est pas la moins inattendue des conséquences de la haute conscience que Luther avait de se faire – ou d’avoir été choisi pour être – le héraut, le porte-parole, le milicien de la Réforme évangélique.

     

    Au cœur de son enseignement, Luther affirme la doctrine de la justification par la grâce seule et saisie par la foi. Il la résume dans le Traité du Serf arbitre en ces termes : « L’homme est incapable de se sauver par lui-même. Le salut vient de Christ, et c’est un don de Dieu. Si nous croyons que Jésus-Christ nous sauve par son sacrifice, n’est-ce point anéantir son œuvre de grâce que d’en revendiquer une part quelconque pour nous ? ». Cette théologie de la grâce, opposée énergiquement à l’enseignement du pape de Rome tout autant qu’aux subtilités nuancées d’Érasme, aura au moins pour elle tous les grands réformateurs Philipp Melanchthon, Ulrich Zwingli, Jean Calvin, Pierre Viret, Martin Bucer…

     

    Si de quelque façon, cette doctrine de la grâce est amoindrie ou relativisée, ceux qui s’y risqueraient ne pourraient plus prétendre à inscrire leur combat dans la réformation de l’Église. Ils s’en trouveraient – et s’en sont trouvés de fait – en deçà, et, du coup, rejetés au rang de contestataires du véritable Évangile, des dissidents de la Réformation. Car l’enjeu, pour Luther, est de porter la vérité telle que l’Écriture sainte en suscite le témoignage authentique. La vérité n’est pas subjective, elle n’est pas celle de la conscience, elle est celle que dicte à la conscience le témoignage de la Bible. Il est fondamental, de ce point de vue, d’éviter tout contresens aux options de Luther. S’il peut passer pour l’initiateur de la liberté de conscience, son exigence est telle vis-à-vis de la réception des Écritures saintes qu’en définitive il y aura, dans le protestantisme européen du 16ème siècle, plus de dissidents et d’adversaires de Luther que de confessants unanimes avec lui sur la compréhension des modalités de la Réforme et des conséquences de sa lecture de la Bible.

     

    A partir de novembre 1517, alors que la diffusion des 95 thèses a attiré l’attention sur lui, Martin Luder (car c’est son vrai nom de famille) commence de modifier son nom en adoptant l’usage de s’appeler Martinus eleutherios, c’est-à-dire Martin le libre, ajoutant parfois, au bas de certaines lettres, avec sa signature, « esclave du Seigneur », indiquant ainsi qu’il ne se considérait pas lié par l’institution ecclésiale quand elle contredisait l’Évangile. Sa vie durant, désormais, Martin Luther, l’homme libre, ne cessera de revendiquer le droit fondamental de sa conscience. Ce n’est pas encore la liberté de conscience, dans le sens où l’entendra la pensée moderne issue du Siècle des Lumières, ou alors il convient d’en expliciter la compréhension que le Réformateur de l’Église en avait. La liberté du chrétien est la plus haute grâce qui lui est faite quand celui-ci, le chrétien, consent à reconnaître à Dieu l’initiative et la puissance de sa miséricorde, quand la conscience se trouve liée au dessein de salut résolu dans le cœur divin. La liberté du chrétien suscite en lui la joie parce qu’elle l’affranchit de toutes dénominations contraires à la vie.

     

    Deux mots fameux et prononcés en des circonstances historiques à la diète de Worms, le 18 avril 1518, résument cette appropriation singulièrement chrétienne de la liberté : « j’ai franchi le pas »(Ich bin hindurch !) et « ma conscience est captive des paroles de Dieu, ( ) je ne puis autrement » (Ich kann nicht anders !). Cette ultime déclaration se trouve dans le discours que Luther a reconstitué pour le publier plus tard :

    « A moins qu’on me convainque par des attestations de l’Écriture ou par d’évidentes raisons – car je n’ajoute foi ni au pape ni aux conciles seuls, puisqu’il est clair qu’ils se sont trompés et qu’ils se sont contredits eux-mêmes, je suis lié par les textes scripturaires que j’ai cités et ma conscience est captive des paroles de Dieu. Je ne puis ni ne veux me rétracter en rien, car il n’est ni sûr ni honnête d’agir contre sa propre conscience. Je ne puis autrement, me voici, que Dieu me soit en aide ! ».

    Ces propos et cet acte devant l’empereur Charles-Quint et les princes convoqués à la diète de l’Empire sont quasiment subversifs, car Luther ne se contente plus d’accepter ce qu’a dit et fait la Tradition, mais il demande pourquoi cela a été dit et fait, et en fonction de ce pourquoi, Luther offre au discernement de la conscience de se positionner en concordance – ou non – avec l’Écriture sainte.

    Il ne s’agit donc pas de liberté tout court. D’ailleurs Luther ne supporte pas et condamne tous ceux qui la revendiquent pour parvenir à des fins qui n’ont plus la visée de l’Évangile du salut.

    C’est ainsi qu’en mai 1525, et quoiqu’il leur eut dit suffisamment les torts des deux côtés, et les avoir exhorté à la paix, il approuvait la répression, par les princes, des paysans et des illuminés qui enchaînaient cette liberté chrétienne à une dimension sociale et politique. « Des prophètes de meurtre », comme il les désignait, Thomas Muntzer en tête, ont soulevé les paysans contre les seigneurs en ne retenant qu’un sens charnel à la liberté revendiquée et dont l’usage devenait alors illicite.
    Quand Luther affranchit spirituellement le chrétien, le plaçant devant Dieu, coram Deo, au bénéfice de la croix, c’est-à-dire d’un amour immérité et saisi seulement par la foi, puis devant les hommes, coram hominibus, avec l’exhortation à pratiquer les bonnes œuvres, quand Luther, donc, affranchit le chrétien, il le soumet, dans le même temps, politiquement et socialement, à l’autorité civile. Karl Barth, le grand théologien réformé du 20ème siècle, y décèlera l’erreur fatale, la cause de la défaillance morale du protestantisme allemand face au nazisme. Dans l’histoire de l’Allemagne, la Réforme luthérienne, assortie de la soumission au pouvoir temporel, était devenue l’une puissances conservatrices de la société.

     

    La pensée luthérienne propose en apparence la simultanéité de thèses contradictoires. Car du principe de la conscience captive de la Parole de Dieu, et donc d’une liberté dépendante de Dieu, découle la soumission volontaire au pouvoir temporel, dans la mesure où celui-ci, reconnu comme établi par Dieu, n’incite pas au témoignage contraire à l’Évangile. Bien plutôt, le pouvoir temporel doit veiller à le favoriser. L’État doit user de la force pour réprimer le mal. Pour Luther, l’autorité civile est nécessaire afin d' »assurer la paix, punir le péché et résister au méchant » (Traité de l’Autorité temporelle, 1523). C’est pourquoi, « le chrétien se soumet volontiers au pouvoir du glaive, paie les impôts, honore l’autorité, sert, aide et fait tout ce qu’il peut et qui est utile pour que le pouvoir soit maintenu dans l’honneur et la crainte ». D’ailleurs Luther considère cette situation comme obligée par le fait que quasiment personne ne se conduit réellement en chrétien, tous sont pécheurs et devraient se présenter pénitents devant Dieu. La célèbre formule simul justus, simul peccator, semper penitens (« à la fois juste et pécheur, toujours pénitent ») qui touche à la réalité de l’être intérieur, coram Deo, se vérifie aussi dans la dimension extérieure : le chrétien vit dans le monde.

     

    L’expérience de la foi transpose le mystère des deux natures du Christ : en lui, Roi et Serviteur, s’opère un « joyeux échange ». Dans le Traité de la Liberté chrétienne, Luther écrit : « Par le mystère de la foi, Christ prend à lui péché, mort et châtiment, l’âme, par contre, reçoit la grâce, la vie, la félicité ». Affranchi de manière passive, en recevant l’œuvre accomplie par Christ et donnée par lui, le croyant – celui qui fait crédit à Dieu que cette œuvre est efficace -, devient un instrument, un acteur de libre amour : « voici qu’alors jaillissent de la foi, l’amour et la joie en Dieu et de l’amour une existence libre, spontanée, joyeuse, qui se voue gratuitement au service du prochain » (Traité de la Liberté chrétienne). En fait, – dans les faits ! -, la servitude à la Parole de Dieu est concomitante du service, « être pour les autres un Christ, comme Christ a été pour moi » (Traité de la Liberté chrétienne).

     

    La conscience n’a nul besoin ni nécessité de s’assurer dans aucune œuvre. Elle est en bonne « santé », comme le suggère le Réformateur dans son « Jugement sur les vœux monastiques » de 1522, lorsqu’elle se libère des œuvres, non pour ne pas les accomplir, mais au contraire parce qu’elles sont la conséquence du salut par la foi. Au jugement de la conscience, le croyant se soumet à la loi de la grâce et en réfère à l’Écriture sainte. Et cette loi de la grâce, qui lui dit la justice de Dieu, l’oblige à son engagement responsable jusque dans son comportement moral ou éthique. Tout ce qui est dans l’ordre des actes signifie l’être régénéré – ou non -, juste et justifié par amour – ou non. Au chrétien d’en évaluer, à l’aune de l’Écriture sainte, sa responsabilité envers le monde. Ainsi réconcilié avec Dieu et avec lui-même, le chrétien contribue à changer le monde dans lequel il a le devoir d’une vocation agissante.

     

    Quoique ce ne soit pas à proprement parler une doctrine, et que le Réformateur n’employa pas ce terme pour affirmer son enseignement, la formulation classique en théologie luthérienne concernant les deux règnes de Dieu est explicitement développée dans le petit traité « De l’autorité civile et des limites de l’obéissance qu’on lui doit« , imprimé à Wittenberg en 1523 :

    « Tenter de gouverner un pays ou le monde entier à l’aide de l’Évangile serait aussi intelligent que d’enfermer dans une même étable des loups, des lions, des aigles et des moutons, et de leur dire : soyez bien sages, vivez en paix, broutez ensemble, l’étable est ouverte, l’herbe est abondante, et vous n’avez à craindre ni les chiens, ni les coups de trique. Les moutons seraient paisibles et accepteraient d’être gouvernés ainsi paisiblement, mais ils ne vivraient pas longtemps. C’est pourquoi il faut bien distinguer ces deux moyens de gouverner et les laisser subsister les deux, l’un qui crée des âmes pacifiques, l’autre qui assure la paix par des moyens extérieurs et qui tient en bride les méchants ».

     

    Il ne doit y avoir aucune ingérence d’un des deux règnes sur l’autre. C’est pourquoi le principe cujus regio, ejus religio, qui fixera la partition religieuse du Saint Empire romain germanique pour au moins deux siècles à partir de la Paix d’Augsbourg de 1555, n’est pas l’application de l’enseignement de Luther. L’adage cujus regio, ejus religio, qu’on peut traduire ainsi : à la religion du prince correspond celle de ces sujets, signifie concrètement que le prince décide de la religion de ses sujets. Des circonstances politiques et la théorie du disciple de Luther, Philipp Melanchthon, sur les rapports entre l’Église et l’État, conduira à l’extension de la compétence de l’autorité temporelle sur les affaires religieuses, jusqu’à reconnaître au prince le statut de summus episcopus (évêque suprême, au dessus des évêques de l’Église).

     

    Au demeurant le principe énoncé en ces quatre mots latins est profondément enraciné dans une vision médiévale du corps social qui est à la fois une nation et l’expression du corps du Christ, dans lequel, par conséquent, ne peut demeurer plus d’une confession, car le corps du Christ est un et il n’a aussi qu’un chef. L’émergence très progressive de l’idée de tolérance, que même l’Édit de Nantes, en France, n’a pas réalisé autrement qu’en attente d’une restauration de l’unité, orientera la présence religieuse à une autre vision du monde. Ni Luther ni ses contemporains, ni quasiment personne avant Pierre Bayle, n’envisageraient de réorganiser le monde chrétien selon un principe de tolérance qui ne dirait pas cette unité idéalisée.

  • Articles du pasteur Alain Joly
  • Entrer dans la commémoration des 500 ans de la Réformation

    Article paru dans « France catholique »,

    au sujet du 500è anniversaire de la Réforme, avant les célébrations du 31 octobre 2016.

    Pasteur Alain Joly

     

    Le 31 octobre 2016, en ouverture de la commémoration du 500è anniversaire de la Réformation, la cathédrale luthérienne de Lund, en Suède, accueillera le pape François et l’évêque président de la Fédération luthérienne mondiale Mounib Younan, pour une célébration conjointe d’action de grâce, de repentance et d’intercession.

    Pourquoi le 31 octobre ?

    Chaque année, les chrétiens protestants célèbrent le souvenir des réformateurs, en référence au 31 octobre 1517, date à laquelle le moine augustin Martin Luther, professeur de l’Université de Wittenberg, en Allemagne, diffusa 95 thèses dénonçant la pratique des indulgences. Après la mort du réformateur, on raconta que le fougueux moine avait placardé le grand feuillet des thèses sur la porte de la chapelle du château de Wittenberg. Cet épisode aurait pu rester anodin dans le contexte des débats académiques. Cependant l’archevêque de Mayence, à qui, loyalement Luther avait envoyé le texte qu’il proposait à la controverse théologique, le transmis à Rome où, avec le prélat allemand, on s’inquiéta du trouble que pourrait causer une discussion sur la valeur des indulgences. Le jour devint emblématique des commencements d’un mouvement dont Luther et ses compagnons furent les acteurs décidés à partir de 1520, et bien au-delà de la seule question des indulgences. La rupture sera consommée lorsque Luther et ses partisans seront déclarés excommuniés par une bulle du pape Léon X, de janvier 1521.

    Le premier centenaire, en 1617, puis les suivants jusqu’à celui du XXe siècle furent des occasions d’exalter la personnalité de Luther et d’affirmer l’identité de l’Allemagne protestante. En 2016 et 2017, pour la première fois dans l’histoire, la dimension internationale et œcuménique élargit la commémoration à toute la chrétienté et permet aux partenaires encore divisés, et en voie de réconciliation, de prendre la mesure ensemble de l’espérance d’Unité de l’Eglise. Catholiques et luthériens relisent leur passé commun et séparé, et s’engagent en faveur d’un témoignage à rendre au monde.

    Une autre date

    Le 25 juin 1530, convoqués par Charles-Quint à la Diète (ou grand conseil d’Empire) dans la ville d’Augsbourg, les princes et magistrats de villes libres acquis à la Réforme, lui présentèrent une confession de foi. Dénommée depuis Confession d’Augsbourg, cet exposé des fondamentaux du luthéranisme a aujourd’hui un statut d’autorité et de règle normative pour les 145 Églises de la Fédération luthérienne mondiale.

    Luther, empêché de se rendre à la Diète, parce qu’excommunié et au ban de l’Empire, avait suivi à distance les préparatifs et la rédaction de la confession de foi. Au prince électeur, son protecteur, il écrivait le 15 mai 1530: « J’ai parcouru l’apologie de maître Philippe (Melanchthon, le rédacteur, également professeur à Wittenberg). Elle me plaît beaucoup et je n’y vois rien à améliorer ou changer, d’ailleurs cela ne conviendrait guère, car je ne peux pas m’exprimer d’une façon aussi douce et discrète ». La dimension irénique de la confession répondait au désir manifeste des théologiens de Wittenberg de sauver l’unité de l’Église, s’il en était encore temps, et aussi à la volonté de l’empereur Charles-Quint que les deux partis se traitent mutuellement avec charité et bienveillance, termes que reprend par trois fois la préface du texte (dans l’une et l’autre versions, en latin et en allemand). Les signataires énonçaient d’emblée leur intention de restaurer la paix entre les chrétiens divisés, « et selon la vérité divine (que) ces dissensions soient ramenées à une seule et vraie religion, de même que nous menons notre vie et notre combat sous un seul et même Christ ».

    Depuis le concile Vatican II, et les dialogues fructueux menés par les théologiens autour des années 1980, il est possible d’envisager la reconnaissance, dans la confession de foi d’une autre communauté, même s’il demeure des différences et des problèmes, d’une expression authentique de la foi commune de tous les chrétiens. Cela suppose d’y découvrir le centre vivant de la foi, qui est Jésus-Christ Rédempteur, et de nous rapprocher les uns des autres par la lecture commune des Écritures saintes. Au sujet de la Confession d’Augsbourg, plusieurs théologiens catholiques (dont le cardinal Joseph Ratzinger, futur pape Benoit XVI) ont parlé de sa « forme propre de réalisation de la foi commune », et la Fédération Luthérienne mondiale n’hésite pas à la désigner comme une « expression d’une conception commune du centre de la foi chrétienne », ou d’une « expression d’une conception commune des vérités fondamentales de la foi ». Ces formulations sont capitales dans un dialogue humble et respectueux, en Église (s). Et celui-ci est riche de promesses lorsqu’il s’inscrit au souffle de l’Esprit saint qui visite les cœurs des chrétiens orientés ensemble à l’exaucement de la prière du Christ pour l’Unité de son Église.

    Pour ces raisons, je n’hésiterai pas, pour ma part, à préférer à celle du 31 octobre, la date symbolique du 25 juin, que seuls la plupart des luthériens célèbrent en une solennité particulière ce jour, et l’année 1530 en référence pour nos rapprochements enracinés dans les signes posés par l’Esprit. Mais je me rallie aussi à la date automnale, parce qu’elle est la veille de la fête de tous les saints, et qu’ainsi on oriente le chemin « du conflit à la communion » vers la réalité accomplie de ce que doit être l’Église, communion vivante des saints en Dieu.

    Réforme et Réformation

    En latin, il n’y a qu’un seul mot : « reformatio », et en français, comme en d’autres langues, l’anglais ou l’allemand par exemple, deux termes : Réforme et Réformation.

    La Réforme est un mouvement inhérent à l’Église. Elle est dans sa nature propre, parce qu’elle tend à la forme que le Christ veut pour elle. Plusieurs fois dans les siècles passés, avant même l’époque de Luther et des autres réformateurs qualifiés après coup de « protestants », il y eut des expressions concrètes de volontés de réforme, donner ou faire advenir forme renouvelée. On pourra dire aujourd’hui, dans le cadre du 500è anniversaire, que l’on parle ainsi du mouvement général, théologique et spirituel, qui a été mené par des croyants d’une époque et par extension le dynamisme ecclésial dans lequel vivent les chrétiens leurs héritiers. La Réformation est l’ensemble des évènements qui, au XVIe siècle précisément, et en particulier entre 1517 et 1530, puis jusqu’au concile de Trente, a historiquement marqué le début du mouvement de la Réforme. En sont issues les grandes dénominations protestantes : luthérienne, réformée (initialement d’inspiration calviniste), baptiste, anglicane (ou épiscopalienne), etc.

    Jalons pour fonder la commémoration

    Beaucoup de dialogues en vérité ont précédé l’année d’espérance que nous nous apprêtons à vivre. Beaucoup de prière. Beaucoup de travail théologique. Beaucoup de rencontres fraternelles. Retenons comme l’un des jalons décisifs le document de réconciliation sur la compréhension de l’amour divin et la vie nouvelle en Christ, par l’Esprit.

    Après 30 années de dialogue, l’Église catholique et la Fédération luthérienne mondiale ont signé une Déclaration commune sur la doctrine de la Justification par la foi. C’était le 31 octobre 1999, dans la ville d’Augsbourg… Où l’on voit par ce choix, du jour et du lieu de signature, l’importance des deux dates historiques et emblématiques de la division et de l’unité !

    Par cette Déclaration commune, qui engage désormais les deux Églises, catholiques et luthériens ont dépassé le clivage de la controverse sur la justification et sont parvenus à une affirmation fondamentale que des différences de compréhension ou de pratique ne remettent plus en question : c’est la méthode dite du consensus différencié. La vérité évangélique (justice de Dieu, salut par la foi en l’œuvre de Jésus-Christ, son incarnation, sa passion et sa résurrection, et les bonnes œuvres auquel le Saint Esprit habilite les croyants) est confessée par tous et dans les mêmes termes. Désormais les excommunications et anathèmes du passé, sur ce sujet de doctrine de la justification, ne concernent plus les partenaires actuels. Et les différences d’approches ou de piété ne remettent pas en cause la formulation commune. Au contraire, elles stimulent et enrichissent les uns et les autres en vue d’un meilleur témoignage. Il faut bien mesurer qu’on découvre alors la réforme profonde, la forme renouvelée, de l’Église, laquelle ne peut et doit avoir qu’une compréhension de ce que sont les chrétiens devant Dieu et de ce qu’est le dessein de Dieu pour eux.

    En Suède…

    La plupart des observateurs des évènements annoncés pour le 31 octobre 2016 n’ont pas suffisamment mis en lumière les enjeux du choix de la Suède. Plusieurs mêmes se contentent de considérer que le pape visitera l’Église luthérienne de Suède, voire simplement les chrétiens suédois (y compris les catholiques, puisqu’il y aura, le lendemain, une messe pontificale de la Toussaint au Sweban Stadion de Malmö). Or Lund a été choisi en raison que ce diocèse luthérien du sud de la Suède a été le lieu de la fondation, en 1947, de la Fédération luthérienne mondiale, cette instance internationale dont le siège est à Genève et qui regroupe les 72 millions de fidèles de 145 Églises.

    Les célébrations à la cathédrale de Lund et au stade Malmö Arena ont un caractère œcuménique et universel – et non à proprement parlé suédois (exceptée la messe du 1er novembre). L’évêque Mounib Younan, et le pasteur Martin Junge son secrétaire général, pour la Fédération luthérienne mondiale, et le pape François pour l’Église catholique, se retrouvent en Suède, pour conjointement présider le double évènement qui concerne la chrétienté toute entière.

    A la cathédrale se déroulera la prière commune soigneusement préparée sur la base du document « Du conflit à la communion » produit par une commission mixte dès 2013. Au stade de la Malmö Arena les représentants du Département d’Entraide mondiale de la Fédération luthérienne et Caritas Internationalis de l’Église catholique signeront un accord de coopération, signifiant l’engagement commun de compassion et d’amour à l’égard du prochain dans le monde blessé qui est le nôtre.

     

     

     

  • Articles du pasteur Alain Joly
  • La compréhension luthérienne du signe de la croix

    « En te levant, tu feras le signe de la croix… »

    La compréhension luthérienne du signe de la croix

     

    Pasteur Alain Joly

    (Cette intervention est la 9è sur 13, dans le cadre du colloque « Le signe de la croix, synthèse de notre foi » qui s’est tenu à Lourdes les 9 et 10 novembre 2009. Les actes ont été publiés par NDL éditions en 2010. On a gardé le style oral de la conférence).

     

     

    Si la Vierge Marie avait appris à Bernadette à bien faire le signe de la croix, le Réformateur Martin Luther l’avait enseigné, sa vie durant, aux enfants de Wittenberg. Dans son « Petit Catéchisme » de 1529, Luther recommande : « le matin, en te levant, tu feras le signe de la croix, en disant : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Ensuite, à genoux ou debout, tu réciteras la Foi et le Notre Père… Mets-toi ensuite au travail avec joie, en chantant un cantique, par exemple les « Dix Commandements », ou ce que ta piété te suggèrera ». Ainsi les premiers mots qui surgissent du cœur éveillé doivent être le rappel de la grâce baptismale.

    Ce premier signe de la croix, signation sur soi, n’est pas muet : il accompagne le geste, ou, si l’on préfère, le geste accompagne la parole, selon un principe de juxtaposition. Performatifs, geste et parole ont du sens, ils rappellent, restaurent et restituent formellement la grâce baptismale en l’être chrétien qui s’éveille.

    Puisque, dans la suite de ces moments d’intime relation avec Dieu, Luther préconise que l’on chante les « Dix commandements », c’est qu’il faut porter une attention particulière au nom de Dieu. L’un des chorals composés par le réformateur, à l’intention de la jeunesse, est précisément un commentaire chanté de ce que l’on doit comprendre du Décalogue, par conséquent du commandement : « Tu ne prendras pas le nom de l’Éternel ton Dieu en vain ». En usant du signe de la croix, et des paroles conjointes au nom de la sainte Trinité, les croyants actualisent le commandement d’honorer le nom de Dieu.

    Pour le soir, Luther indique : « en allant te coucher, tu feras le signe de la croix, en disant : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…et tu pourras dire cette prière : Je remets mon corps, mon âme et toutes choses entre tes mains ; que ton saint ange m’assiste, afin que l’Ennemi n’ait aucun pouvoir sur moi ». Le chrétien se trouve dans la position d’attente de secours et de protection. C’est ainsi que, dans son Grand catéchisme (1529), le réformateur déclare bonne « la pratique des enfants selon laquelle on doit se signer lorsqu’on voit ou qu’on entend quelque chose de monstrueux et d’effrayant, en disant : Seigneur Dieu, protège-nous ! Aide-nous, Seigneur Christ ! ». Honorer le nom de Dieu en se signant, revient alors à reconnaître sa présence dans la vie du chrétien baptisé, s’attendre à protection et consolation, et être capable de résister au diable en lui faisant du tort.

    A son époque, Luther est persuadé que le grand travail de sape du diable, c’est d’empêcher les croyants d’accueillir les fruits de l’arbre de la croix, en d’autres termes de les détourner d’une bonne et vraie compréhension de la Justification. Mais, comme le diable « ne peut ni entendre ni supporter la Parole de Dieu » (Grand catéchisme, 1529), sa défaite est certaine quand le chrétien se remémore la grâce qui justifie. Convaincue de la doctrine de la Justification, donc de l’Amour manifesté à la croix, l’Église est en butte aux assauts de l’adversaire qui voudrait séparer les croyants de leur Sauveur.

    Il s’agira, en pratiquant le signe de la croix et invoquant la sainte Trinité, d’écarter le Malin. Luther a témoigné avoir fait l’expérience de ce geste efficace dans sa vie, comme saint Jean Chrysostome, jadis, le déclarait dans une Homélie sur la lettre aux Philippiens : « que nous soyons en voyage, à la maison, partout, la croix est un grand bien, une armure salutaire, un bouclier inexpugnable contre le démon ». Et Sulpice Sévère, dans sa « Vita Martini », rapporte que, au temps des commencements du christianisme en Gaule, « contre le diable, Martin, toujours impavide, s’armait du signe de la croix et du sceau de la prière ». Le diable, rôdant autour de l’Église, s’enfuit à l’énoncé du nom de Dieu et devant le tracé virtuel de la croix de Jésus. Luther ne doutait pas de l’efficacité de cette « bonne cuirasse » et ce « bon remède », écho à l’exhortation apostolique de revêtir « toutes les armes de Dieu » (Éphésiens 6,11).

    Dans une prédication prononcée le 1er septembre 1537, dans l’église paroissiale de Wittenberg, sur Jean 1,14, Martin Luther racontait avoir lu « que quelqu’un, ne pouvant avoir de répit devant le diable, a fait le signe de la croix, en disant : Le Verbe devint chair, ou, ce qui revient au même : Je suis chrétien » ; alors le diable fut chassé et battu () . Par une longue discussion on ne gagne pas grand chose sur le diable ( ). Nombre de chrétiens, dans les plus grandes détresses et les plus grandes frayeurs, ont prononcé ces paroles : Et Verbum caro factum est, en traçant de la main une croix devant eux, et ( )  le diable s’est alors écarté d’eux ».

    Le signe de la croix s’assortit d’une parole de l’Écriture, qui est confession de la foi. L’exemple est ici très explicite, avec la citation du prologue de l’Évangile de Jean. Le ténébreux adversaire de Dieu et des hommes ne peut supporter l’article principal de la foi. La signation parlée exprime en effet la sainte Trinité, l’incarnation, la double nature du Christ et la doctrine de la Justification, et c’est là tout ce que le diable exècre.

    En leur enseignant les psaumes, à l’Université de Wittenberg où il est professeur d’Écriture sainte et docteur en théologie, Luther, est soucieux de ses étudiants comme un pasteur l’est de ses fidèles. Dans le cadre de son cours sur le psaume 5, il évoque (de manière inattendue quand l’on sait les charges véhémentes du réformateur contre la scolastique médiévale), que saint Thomas d’Aquin se signait sous son vêtement « chaque fois qu’il entendait la louange de sa personne, habitude de respect à coup sûr excellente et pieuse » (« Operationes in psalmos », 1518-1521). Malgré qu’il paraît  qu’on ne sache pas si cette anecdote est vraie, Luther a fait ici l’éloge de l’humilité. « Sous le vêtement » voulait peut-être dire sur le cœur, en tout cas avec beaucoup de discrétion, et il y a là une recommandation bien pertinente.

    La tradition luthérienne, telle qu’elle s’est développée après la Réforme, n’encourageait pas spécialement la pratique de se signer en dévotion privée, pas davantage d’ailleurs qu’en liturgie. Elle a portant conservé cet usage mais sans y obliger quiconque. Les courants de renouveau liturgique et de piété, au cours du 20ème siècle en particulier, l’ont remis à l’honneur, avec sobriété, et en renonçant aux anciennes critiques anticatholiques qui y voyaient souvent magie, superstition ou acte superficiel. Dans sa dévotion personnelle, le croyant se positionne à l’ombre de la croix, louange au Dieu trois fois saint, et bénéfice de la grâce qui nous précède et nous bénit.

    Le symbole de la croix est présent, d’une façon plus insolite, dans les lieux et espaces sonores du luthéranisme. Nous pouvons en évoquer deux : l’écriture musicale de Jean-Sébastien Bach et le sens originel de l’arbre de Noël, conservé et transmis dans la tradition luthérienne de l’Allemagne du Nord et de l’Alsace.

    Dans les partitions très élaborées de son œuvre pour orgue, on trouve, chez Bach, l’écriture descriptive du motif de la croix, par exemple dans des préludes de chorals de Pâques (BWV 625) mais aussi de l’Avent et de Noël (BWV 601 et 610), suivant en cela le texte des strophes de cantiques dans lesquels l’offrande du Christ pour le salut des hommes est déjà présente dans la méditation de l’incarnation et l’attente du second avènement.

    A l’origine élément visuel important des jeux liturgiques auxquels s’adonnaient les gens du 15ème siècle dans la région rhénane, le sapin de Noël résume, l’un greffé à l’autre, l’arbre du jardin d’Éden, cause de la rupture de confiance entre l’homme et son créateur, et l’arbre de la croix dont le fruit nous rachète et nous rétablit dans l’alliance. Nos arbres festifs pour évoquer ce temps privilégié de la Nativité sont souvent encombrés de décorations artificielles et sans signification, voire de petits paquets-cadeaux ne contenant rien… alors que les sujets originaux de décoration de l’arbre, autrefois (et cela est bien attesté pour le 17ème siècle en particulier), étaient des fruits, ou les boules de verre les imitant, rappel du fruit défendu et cependant cueilli, et des petits gâteaux en forme d’hosties, rappel du fruit de la grâce. Pour dire l’arbre du signe de la croix, il faut aussi les lumières qui renvoient à la vraie lumière venue en nos cœurs par la grâce baptismale, un peu comme le suggère également le cierge de Pâques.

    Dans la liturgie, les Églises luthériennes ont conservé le signe de la croix sous trois modes différents : l’officiant trace le signe de la croix sur l’assemblée, sur le front du baptisé, sur la dépouille lors des funérailles ; la signation personnelle du fidèle en recevant bénédiction ou absolution ; le signe de croix que peut faire le pasteur, lors de leur consécration, sur les espèces eucharistiques. Ce geste s’accomplit en silence et correspond à l’épiclèse qui vient d’être prononcée.

    En ouverture de la célébration, le ministre dit : « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » et peut se signer sur lui-même. Le pasteur conduit l’assemblée en faisant cela, pour l’amener à l’arbre salutaire de la croix et confier les fidèles à la bienveillante Trinité sainte. Il introduit, ce faisant, la césure d’avec le temps hors liturgie.

    La bénédiction qui conclut le service divin est césure à nouveau : on ne sort pas du lieu liturgique sans être accompagné et couvert du signe de la croix.

    Dès les commencements de la Réforme en Allemagne, Martin Luther avait été interpellé sur l’éventuelle incompatibilité des signes extérieurs de la foi avec la prédication renouvelée du pur Évangile : il avait répondu sans ambiguïté que tout était bienvenu qui pouvait conforter la foi des chrétiens quant à la Justification. « Qu’on n’en fasse pas une nécessité pour le salut, et qu’on ne lie pas la conscience avec cela », écrivait Luther en réponse à la lettre dans laquelle un pasteur lui demandait si on pouvait accepter encore de faire des processions (1539).

    Par conséquent, à partir du moment où rien n’est ôté et rien n’est ajouté au témoignage de l’Évangile de Jésus-Christ, toute manifestation visible s’y rapportant est légitime. Ainsi en pratique luthérienne, il n’y a ni prescription obligatoire, ni interdit formel, comme l’enseigne la Formule de Concorde de 1577 : « par nature, les choses extérieures sont indifférentes et libres, et ne doivent être ni prescrites ni interdites ». L’usage du signe de la croix est laissé à la liberté du ministre et à celle du fidèle. Mais l’expérience de l’Église est précieuse pour en juger.

    La théologie luthérienne pose un juste équilibre entre parole, repas et envoi. La prédication de la Parole de Dieu, lue et reçue, est présence de la croix. Le pasteur doit toujours se demander s’il prêche le Christ crucifié. Au cœur de la liturgie de la Parole, un usage attesté aujourd’hui encore dans certaines cathédrales luthériennes d’Europe du Nord (et aussi en anglicanisme) rend perceptible l’orientation de la proclamation de l’Évangile pour dire le Christ : on porte solennellement l’Évangéliaire au milieu de l’assemblée, précédé de la croix, laquelle, immobilisée pour la lecture, sera tenue face au lecteur.

    Dans la liturgie eucharistique, au moment de l’épiclèse, nous l’avons dit, l’officiant trace silencieusement un signe de la croix sur le pain et le vin. Il n’est plus nécessaire ensuite d’accomplir ce rite, puisque le Seigneur est réellement présent dans, avec et sous les espèces consacrées.

    Professeur de liturgie au séminaire théologique luthérien de Philadelphie, Gordon W. Lathrop a proposé de réfléchir aux critères d’authenticité qui justifient ce que l’on pratique en liturgie. En appliquant les cinq principes critiques que cet éminent théologien contemporain établit en guise d’évaluation des éléments culturels et symboliques de la liturgie (« Fédération luthérienne mondiale », Études « Culte, culture et dialogue » 1994), on peut vérifier si le signe de la croix a garder sens.

    S’agit-il d’un symbole vrai et fort et son usage est-il porteur d’espérance ? S’accorde-t-il à la doctrine de la Justification par la foi ? S’accorde-t-il à la dignité baptismale du peuple de Dieu ? Eclaire-t-il le dessein gracieux et salutaire de Dieu ? Lorsqu’on s’en sert, la Parole et les sacrements sont-ils encore au centre ? A toutes ces questions, appliquées au signe de la croix, la réponse nous paraît clairement positive.

    Pour finir, me permet-on d’imaginer une rencontre « improbable », comme on dit maintenant, et un peu audacieuse ? Bernadette Soubirous et Martin Luther, s’ils ne sont pas déjà rencontrés dans le ciel, pourrait bien le faire en se croisant dans la communion des saints !

    Bernadette salua Martin : « Bonjour, révérend père ! », « Bonjour mon enfant » répliqua le réformateur. Pour se présenter, Bernadette dit : «  J’ai été baptisée au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et j’ai appris de la Vierge Marie à bien faire le signe de la croix, et je l’ai transmis à beaucoup de catholiques ». Martin lui dit : « Moi aussi, j’ai été baptisé au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et je me suis efforcé d’apprendre le signe de la croix aux enfants de Wittenberg, à leurs parents et à tous ceux qui se sont réclamés de moi dans la suite des temps ». Bernadette : « Tu vois l’état de l’Église, et les chrétiens divisés… Tu es pour quelque chose en cela ! » Martin : « Je le reconnais. Mais maintenant, si tu le veux bien, demandons à Dieu, toi et moi, que tous les chrétiens se retrouvent à la croix ». « Je le veux bien » déclara Bernadette, enthousiaste.
    Alors, ils s’agenouillèrent devant la Croix glorieuse de Notre Seigneur, et, s’adressant à Dieu, prièrent afin que les croyants qui combattent le bon combat de la foi et portent la croix sur la terre, vivent ensemble l’espérance de leur unité en Christ. Ils demandèrent cela, en faisant le signe de la croix et disant d’une même voix : « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen ! ».