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  • Assemblée générale de l’Institut Martin Luther

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    Invitation à l’assemblée générale et au concert

    samedi 25 novembre 2017

     

    Chers amis, l’Institut culturel Martin Luther tiendra sa première assemblée générale depuis sa création l’année dernière. Nous serions heureux de vous y accueillir, si vous souhaitez nous rejoindre, ou simplement connaitre notre association. La réunion débutera à 19h, samedi 25 novembre, en l’église luthérienne Saint-Marcel, 24 rue Pierre Nicole, Paris 5e. Elle sera suivie, vers 19h45 et d’un concert spirituel auquel nous vous convions cordialement.

    L’Institut culturel Martin Luther a pour objet la valorisation des œuvres de l’esprit émanant du patrimoine luthérien, l’encouragement des échanges et des partenariats entre différents acteurs culturels, et la production d’évènements pluridisciplinaires et de publications.

    Suivez-nous sur le site http://institutluther.com

    L’association est honorée du parrainage de douze personnalités du monde de l’art et de la culture, Mme Elisabeth Blaack von Einsiedel, M. Gilles Cantagrel, de l’Académie des Beaux-Arts, le Père Thierry de l’Epine (collège des Bernardins), M. Jean-Rodolphe Loth, peintre, Mme Hyun-Hwa Cho, organiste et compositrice, M. Michel Petrossian, compositeur et Grand Prix international Reine Elisabeth, M. Rudolf Klemm, de la Neue Bachgesellschaft, Mmes et MM les professeurs Edith Weber (Paris-Sorbonne), Gilbert Dahan (CNRS et EPHE), Sylvie Le Moël (Paris-Sorbonne), Annie Noblesse-Rocher (Strasbourg), Philippe Terrier (Neuchâtel).

    Concert d’œuvres d’orgue de Laurent Mallet

    et interprétées par lui, autour de chorals luthériens

    présentation des textes des cantiques par le pasteur Alain Joly

    ICML invitation 25 novembre 2017

  • Articles du pasteur Alain Joly
  • Entre fidélité et Réformation : une vision de l’homme réconcilié

    Entre fidélité et Réformation : une vision de l’homme réconcilié

    Intervention du pasteur Alain Joly

    au colloque interdisciplinaire « Religion et contestation« ,

    Université Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand II)

    16 avril 2014

     

     

    Elle fut de courte durée, si même elle existât, l’unanimité des théologiens, des poètes et des princes, désireux de mener, dans l’Allemagne du début du 16ème siècle, une réforme de l’Église.

    Lorsque le 31 octobre 1517,  le moine augustinien Martin Luther, docteur en théologie de l’université de Wittenberg, rend publiques ses 95 Thèses sur la vertu des indulgences, pour en dénoncer l’inadéquation avec l’enseignement de l’Évangile, il ne s’agit point là d’une contestation de l’institution ecclésiale. La controverse académique, que l’initiative du jeune professeur devait ouvrir sur le sujet des indulgences, provoqua cependant la réaction des autorités de l’Église, et engagea, à la longue une volonté de réforme qui n’était pas dans l’intention de Luther à l’époque de l’évènement, somme toute anodin, mais qui deviendrait la référence emblématique des commencements du protestantisme.

     

    Durant l’année 1520, cette volonté de réforme s’affermit jusqu’à inquiéter le pape Léon X, pourtant destinataire d’une lettre en préface au Traité de la Liberté du chrétien, dans laquelle Luther espérait encore l’intervention du Pape. Bientôt celui-ci se voyait contraint de menacer d’excommunication l’audacieux moine de Wittenberg et ses partisans, s’ils ne rétractaient leurs écrits et leurs enseignements. En janvier 1521 Luther fut excommunié, puis relevé de ses vœux monastiques par son supérieur. La rupture était dès lors consommée définitivement.

    Dès que Martin Luther se fut donc engagé irrémédiablement dans un combat, selon lui, pour la restauration de la prédication du pur Évangile, il devenait tout aussi inéluctable que le réformateur, en donnant une telle puissance à ses luttes, serait confronté à la défection et bientôt à l’adversité.

    Le mouvement de la Réformation, amené par Luther sur un terrain de conflit et de véhémence, aurait pour premiers contestataires ceux, parmi les adeptes des prémices pourtant, qui regrettaient le temps encore paisible des cours prometteurs, des disputationes, des dénonciations intellectuelles de l’ignorance et de la superstition.

     

    Érasme fut ainsi le plus craintif de tous et bientôt l’opposant le plus illustre : « il sacrifie tout pour la paix, s’exclamait Luther, il fuit la croix ! ». « Nous voyons, lui écrivait-il en avril 1524 (Œuvres, Weimar II,898), que le Seigneur ne vous a pas donné l’énergie qu’il faudrait pour attaquer avec nous tous ces monstres (c’est-à-dire les papistes), librement, courageusement; et nous ne sommes pas gens à exiger de vous ce qui dépasse vos forces et votre manière. Grâce à vous fleurissent les lettres qui conduisent à l’intelligence de l’Écriture ( ). Nous craignons seulement qu’entraîné par nos adversaires, vous n’en vinssiez à attaquer ouvertement nos dogmes, et alors notre devoir eût été de vous résister en face. »

    Profitant des exagérations de Luther pour en souligner les dangers, Érasme publiait sa fameuse diatribe sur le libre arbitre, et, de la sorte, sur le terrain même du combat de la Réforme, les deux géants s’affrontaient et divisaient par eux, et leurs contemporains, et leurs héritiers. En décembre 1525, Luther répliquait avec son De servo arbitrio (« Du Serf arbitre », traduit en allemand par Justus Jonas sous le titre « Le Libre arbitre n’est rien ! »).

    « Il faut aux chrétiens une certitude : le saint Esprit n’est pas un sceptique. Il n’y a point de christianisme sans de fermes convictions et une confession franche de la vérité; et si la vérité révélée dans les saintes Écritures est cachée au cœur naturel de l’homme, elle apparait avec évidence aux yeux des chrétiens et leur donne une invincible défense contre leurs adversaires. »

    Que Luther ait eu à combattre Érasme, les modérés et les tièdes, ensuite sur sa gauche, si l’on peut dire, des réformateurs plus radicaux que lui, Carlstadt, par exemple, et d’autres personnes qualifiées d’illuminés, d’hérétiques, et de suppôts du diable, n’est pas la moins inattendue des conséquences de la haute conscience que Luther avait de se faire – ou d’avoir été choisi pour être – le héraut, le porte-parole, le milicien de la Réforme évangélique.

     

    Au cœur de son enseignement, Luther affirme la doctrine de la justification par la grâce seule et saisie par la foi. Il la résume dans le Traité du Serf arbitre en ces termes : « L’homme est incapable de se sauver par lui-même. Le salut vient de Christ, et c’est un don de Dieu. Si nous croyons que Jésus-Christ nous sauve par son sacrifice, n’est-ce point anéantir son œuvre de grâce que d’en revendiquer une part quelconque pour nous ? ». Cette théologie de la grâce, opposée énergiquement à l’enseignement du pape de Rome tout autant qu’aux subtilités nuancées d’Érasme, aura au moins pour elle tous les grands réformateurs Philipp Melanchthon, Ulrich Zwingli, Jean Calvin, Pierre Viret, Martin Bucer…

     

    Si de quelque façon, cette doctrine de la grâce est amoindrie ou relativisée, ceux qui s’y risqueraient ne pourraient plus prétendre à inscrire leur combat dans la réformation de l’Église. Ils s’en trouveraient – et s’en sont trouvés de fait – en deçà, et, du coup, rejetés au rang de contestataires du véritable Évangile, des dissidents de la Réformation. Car l’enjeu, pour Luther, est de porter la vérité telle que l’Écriture sainte en suscite le témoignage authentique. La vérité n’est pas subjective, elle n’est pas celle de la conscience, elle est celle que dicte à la conscience le témoignage de la Bible. Il est fondamental, de ce point de vue, d’éviter tout contresens aux options de Luther. S’il peut passer pour l’initiateur de la liberté de conscience, son exigence est telle vis-à-vis de la réception des Écritures saintes qu’en définitive il y aura, dans le protestantisme européen du 16ème siècle, plus de dissidents et d’adversaires de Luther que de confessants unanimes avec lui sur la compréhension des modalités de la Réforme et des conséquences de sa lecture de la Bible.

     

    A partir de novembre 1517, alors que la diffusion des 95 thèses a attiré l’attention sur lui, Martin Luder (car c’est son vrai nom de famille) commence de modifier son nom en adoptant l’usage de s’appeler Martinus eleutherios, c’est-à-dire Martin le libre, ajoutant parfois, au bas de certaines lettres, avec sa signature, « esclave du Seigneur », indiquant ainsi qu’il ne se considérait pas lié par l’institution ecclésiale quand elle contredisait l’Évangile. Sa vie durant, désormais, Martin Luther, l’homme libre, ne cessera de revendiquer le droit fondamental de sa conscience. Ce n’est pas encore la liberté de conscience, dans le sens où l’entendra la pensée moderne issue du Siècle des Lumières, ou alors il convient d’en expliciter la compréhension que le Réformateur de l’Église en avait. La liberté du chrétien est la plus haute grâce qui lui est faite quand celui-ci, le chrétien, consent à reconnaître à Dieu l’initiative et la puissance de sa miséricorde, quand la conscience se trouve liée au dessein de salut résolu dans le cœur divin. La liberté du chrétien suscite en lui la joie parce qu’elle l’affranchit de toutes dénominations contraires à la vie.

     

    Deux mots fameux et prononcés en des circonstances historiques à la diète de Worms, le 18 avril 1518, résument cette appropriation singulièrement chrétienne de la liberté : « j’ai franchi le pas »(Ich bin hindurch !) et « ma conscience est captive des paroles de Dieu, ( ) je ne puis autrement » (Ich kann nicht anders !). Cette ultime déclaration se trouve dans le discours que Luther a reconstitué pour le publier plus tard :

    « A moins qu’on me convainque par des attestations de l’Écriture ou par d’évidentes raisons – car je n’ajoute foi ni au pape ni aux conciles seuls, puisqu’il est clair qu’ils se sont trompés et qu’ils se sont contredits eux-mêmes, je suis lié par les textes scripturaires que j’ai cités et ma conscience est captive des paroles de Dieu. Je ne puis ni ne veux me rétracter en rien, car il n’est ni sûr ni honnête d’agir contre sa propre conscience. Je ne puis autrement, me voici, que Dieu me soit en aide ! ».

    Ces propos et cet acte devant l’empereur Charles-Quint et les princes convoqués à la diète de l’Empire sont quasiment subversifs, car Luther ne se contente plus d’accepter ce qu’a dit et fait la Tradition, mais il demande pourquoi cela a été dit et fait, et en fonction de ce pourquoi, Luther offre au discernement de la conscience de se positionner en concordance – ou non – avec l’Écriture sainte.

    Il ne s’agit donc pas de liberté tout court. D’ailleurs Luther ne supporte pas et condamne tous ceux qui la revendiquent pour parvenir à des fins qui n’ont plus la visée de l’Évangile du salut.

    C’est ainsi qu’en mai 1525, et quoiqu’il leur eut dit suffisamment les torts des deux côtés, et les avoir exhorté à la paix, il approuvait la répression, par les princes, des paysans et des illuminés qui enchaînaient cette liberté chrétienne à une dimension sociale et politique. « Des prophètes de meurtre », comme il les désignait, Thomas Muntzer en tête, ont soulevé les paysans contre les seigneurs en ne retenant qu’un sens charnel à la liberté revendiquée et dont l’usage devenait alors illicite.
    Quand Luther affranchit spirituellement le chrétien, le plaçant devant Dieu, coram Deo, au bénéfice de la croix, c’est-à-dire d’un amour immérité et saisi seulement par la foi, puis devant les hommes, coram hominibus, avec l’exhortation à pratiquer les bonnes œuvres, quand Luther, donc, affranchit le chrétien, il le soumet, dans le même temps, politiquement et socialement, à l’autorité civile. Karl Barth, le grand théologien réformé du 20ème siècle, y décèlera l’erreur fatale, la cause de la défaillance morale du protestantisme allemand face au nazisme. Dans l’histoire de l’Allemagne, la Réforme luthérienne, assortie de la soumission au pouvoir temporel, était devenue l’une puissances conservatrices de la société.

     

    La pensée luthérienne propose en apparence la simultanéité de thèses contradictoires. Car du principe de la conscience captive de la Parole de Dieu, et donc d’une liberté dépendante de Dieu, découle la soumission volontaire au pouvoir temporel, dans la mesure où celui-ci, reconnu comme établi par Dieu, n’incite pas au témoignage contraire à l’Évangile. Bien plutôt, le pouvoir temporel doit veiller à le favoriser. L’État doit user de la force pour réprimer le mal. Pour Luther, l’autorité civile est nécessaire afin d' »assurer la paix, punir le péché et résister au méchant » (Traité de l’Autorité temporelle, 1523). C’est pourquoi, « le chrétien se soumet volontiers au pouvoir du glaive, paie les impôts, honore l’autorité, sert, aide et fait tout ce qu’il peut et qui est utile pour que le pouvoir soit maintenu dans l’honneur et la crainte ». D’ailleurs Luther considère cette situation comme obligée par le fait que quasiment personne ne se conduit réellement en chrétien, tous sont pécheurs et devraient se présenter pénitents devant Dieu. La célèbre formule simul justus, simul peccator, semper penitens (« à la fois juste et pécheur, toujours pénitent ») qui touche à la réalité de l’être intérieur, coram Deo, se vérifie aussi dans la dimension extérieure : le chrétien vit dans le monde.

     

    L’expérience de la foi transpose le mystère des deux natures du Christ : en lui, Roi et Serviteur, s’opère un « joyeux échange ». Dans le Traité de la Liberté chrétienne, Luther écrit : « Par le mystère de la foi, Christ prend à lui péché, mort et châtiment, l’âme, par contre, reçoit la grâce, la vie, la félicité ». Affranchi de manière passive, en recevant l’œuvre accomplie par Christ et donnée par lui, le croyant – celui qui fait crédit à Dieu que cette œuvre est efficace -, devient un instrument, un acteur de libre amour : « voici qu’alors jaillissent de la foi, l’amour et la joie en Dieu et de l’amour une existence libre, spontanée, joyeuse, qui se voue gratuitement au service du prochain » (Traité de la Liberté chrétienne). En fait, – dans les faits ! -, la servitude à la Parole de Dieu est concomitante du service, « être pour les autres un Christ, comme Christ a été pour moi » (Traité de la Liberté chrétienne).

     

    La conscience n’a nul besoin ni nécessité de s’assurer dans aucune œuvre. Elle est en bonne « santé », comme le suggère le Réformateur dans son « Jugement sur les vœux monastiques » de 1522, lorsqu’elle se libère des œuvres, non pour ne pas les accomplir, mais au contraire parce qu’elles sont la conséquence du salut par la foi. Au jugement de la conscience, le croyant se soumet à la loi de la grâce et en réfère à l’Écriture sainte. Et cette loi de la grâce, qui lui dit la justice de Dieu, l’oblige à son engagement responsable jusque dans son comportement moral ou éthique. Tout ce qui est dans l’ordre des actes signifie l’être régénéré – ou non -, juste et justifié par amour – ou non. Au chrétien d’en évaluer, à l’aune de l’Écriture sainte, sa responsabilité envers le monde. Ainsi réconcilié avec Dieu et avec lui-même, le chrétien contribue à changer le monde dans lequel il a le devoir d’une vocation agissante.

     

    Quoique ce ne soit pas à proprement parler une doctrine, et que le Réformateur n’employa pas ce terme pour affirmer son enseignement, la formulation classique en théologie luthérienne concernant les deux règnes de Dieu est explicitement développée dans le petit traité « De l’autorité civile et des limites de l’obéissance qu’on lui doit« , imprimé à Wittenberg en 1523 :

    « Tenter de gouverner un pays ou le monde entier à l’aide de l’Évangile serait aussi intelligent que d’enfermer dans une même étable des loups, des lions, des aigles et des moutons, et de leur dire : soyez bien sages, vivez en paix, broutez ensemble, l’étable est ouverte, l’herbe est abondante, et vous n’avez à craindre ni les chiens, ni les coups de trique. Les moutons seraient paisibles et accepteraient d’être gouvernés ainsi paisiblement, mais ils ne vivraient pas longtemps. C’est pourquoi il faut bien distinguer ces deux moyens de gouverner et les laisser subsister les deux, l’un qui crée des âmes pacifiques, l’autre qui assure la paix par des moyens extérieurs et qui tient en bride les méchants ».

     

    Il ne doit y avoir aucune ingérence d’un des deux règnes sur l’autre. C’est pourquoi le principe cujus regio, ejus religio, qui fixera la partition religieuse du Saint Empire romain germanique pour au moins deux siècles à partir de la Paix d’Augsbourg de 1555, n’est pas l’application de l’enseignement de Luther. L’adage cujus regio, ejus religio, qu’on peut traduire ainsi : à la religion du prince correspond celle de ces sujets, signifie concrètement que le prince décide de la religion de ses sujets. Des circonstances politiques et la théorie du disciple de Luther, Philipp Melanchthon, sur les rapports entre l’Église et l’État, conduira à l’extension de la compétence de l’autorité temporelle sur les affaires religieuses, jusqu’à reconnaître au prince le statut de summus episcopus (évêque suprême, au dessus des évêques de l’Église).

     

    Au demeurant le principe énoncé en ces quatre mots latins est profondément enraciné dans une vision médiévale du corps social qui est à la fois une nation et l’expression du corps du Christ, dans lequel, par conséquent, ne peut demeurer plus d’une confession, car le corps du Christ est un et il n’a aussi qu’un chef. L’émergence très progressive de l’idée de tolérance, que même l’Édit de Nantes, en France, n’a pas réalisé autrement qu’en attente d’une restauration de l’unité, orientera la présence religieuse à une autre vision du monde. Ni Luther ni ses contemporains, ni quasiment personne avant Pierre Bayle, n’envisageraient de réorganiser le monde chrétien selon un principe de tolérance qui ne dirait pas cette unité idéalisée.

  • Articles du pasteur Alain Joly
  • La compréhension luthérienne du signe de la croix

    « En te levant, tu feras le signe de la croix… »

    La compréhension luthérienne du signe de la croix

     

    Pasteur Alain Joly

    (Cette intervention est la 9è sur 13, dans le cadre du colloque « Le signe de la croix, synthèse de notre foi » qui s’est tenu à Lourdes les 9 et 10 novembre 2009. Les actes ont été publiés par NDL éditions en 2010. On a gardé le style oral de la conférence).

     

     

    Si la Vierge Marie avait appris à Bernadette à bien faire le signe de la croix, le Réformateur Martin Luther l’avait enseigné, sa vie durant, aux enfants de Wittenberg. Dans son « Petit Catéchisme » de 1529, Luther recommande : « le matin, en te levant, tu feras le signe de la croix, en disant : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Ensuite, à genoux ou debout, tu réciteras la Foi et le Notre Père… Mets-toi ensuite au travail avec joie, en chantant un cantique, par exemple les « Dix Commandements », ou ce que ta piété te suggèrera ». Ainsi les premiers mots qui surgissent du cœur éveillé doivent être le rappel de la grâce baptismale.

    Ce premier signe de la croix, signation sur soi, n’est pas muet : il accompagne le geste, ou, si l’on préfère, le geste accompagne la parole, selon un principe de juxtaposition. Performatifs, geste et parole ont du sens, ils rappellent, restaurent et restituent formellement la grâce baptismale en l’être chrétien qui s’éveille.

    Puisque, dans la suite de ces moments d’intime relation avec Dieu, Luther préconise que l’on chante les « Dix commandements », c’est qu’il faut porter une attention particulière au nom de Dieu. L’un des chorals composés par le réformateur, à l’intention de la jeunesse, est précisément un commentaire chanté de ce que l’on doit comprendre du Décalogue, par conséquent du commandement : « Tu ne prendras pas le nom de l’Éternel ton Dieu en vain ». En usant du signe de la croix, et des paroles conjointes au nom de la sainte Trinité, les croyants actualisent le commandement d’honorer le nom de Dieu.

    Pour le soir, Luther indique : « en allant te coucher, tu feras le signe de la croix, en disant : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…et tu pourras dire cette prière : Je remets mon corps, mon âme et toutes choses entre tes mains ; que ton saint ange m’assiste, afin que l’Ennemi n’ait aucun pouvoir sur moi ». Le chrétien se trouve dans la position d’attente de secours et de protection. C’est ainsi que, dans son Grand catéchisme (1529), le réformateur déclare bonne « la pratique des enfants selon laquelle on doit se signer lorsqu’on voit ou qu’on entend quelque chose de monstrueux et d’effrayant, en disant : Seigneur Dieu, protège-nous ! Aide-nous, Seigneur Christ ! ». Honorer le nom de Dieu en se signant, revient alors à reconnaître sa présence dans la vie du chrétien baptisé, s’attendre à protection et consolation, et être capable de résister au diable en lui faisant du tort.

    A son époque, Luther est persuadé que le grand travail de sape du diable, c’est d’empêcher les croyants d’accueillir les fruits de l’arbre de la croix, en d’autres termes de les détourner d’une bonne et vraie compréhension de la Justification. Mais, comme le diable « ne peut ni entendre ni supporter la Parole de Dieu » (Grand catéchisme, 1529), sa défaite est certaine quand le chrétien se remémore la grâce qui justifie. Convaincue de la doctrine de la Justification, donc de l’Amour manifesté à la croix, l’Église est en butte aux assauts de l’adversaire qui voudrait séparer les croyants de leur Sauveur.

    Il s’agira, en pratiquant le signe de la croix et invoquant la sainte Trinité, d’écarter le Malin. Luther a témoigné avoir fait l’expérience de ce geste efficace dans sa vie, comme saint Jean Chrysostome, jadis, le déclarait dans une Homélie sur la lettre aux Philippiens : « que nous soyons en voyage, à la maison, partout, la croix est un grand bien, une armure salutaire, un bouclier inexpugnable contre le démon ». Et Sulpice Sévère, dans sa « Vita Martini », rapporte que, au temps des commencements du christianisme en Gaule, « contre le diable, Martin, toujours impavide, s’armait du signe de la croix et du sceau de la prière ». Le diable, rôdant autour de l’Église, s’enfuit à l’énoncé du nom de Dieu et devant le tracé virtuel de la croix de Jésus. Luther ne doutait pas de l’efficacité de cette « bonne cuirasse » et ce « bon remède », écho à l’exhortation apostolique de revêtir « toutes les armes de Dieu » (Éphésiens 6,11).

    Dans une prédication prononcée le 1er septembre 1537, dans l’église paroissiale de Wittenberg, sur Jean 1,14, Martin Luther racontait avoir lu « que quelqu’un, ne pouvant avoir de répit devant le diable, a fait le signe de la croix, en disant : Le Verbe devint chair, ou, ce qui revient au même : Je suis chrétien » ; alors le diable fut chassé et battu () . Par une longue discussion on ne gagne pas grand chose sur le diable ( ). Nombre de chrétiens, dans les plus grandes détresses et les plus grandes frayeurs, ont prononcé ces paroles : Et Verbum caro factum est, en traçant de la main une croix devant eux, et ( )  le diable s’est alors écarté d’eux ».

    Le signe de la croix s’assortit d’une parole de l’Écriture, qui est confession de la foi. L’exemple est ici très explicite, avec la citation du prologue de l’Évangile de Jean. Le ténébreux adversaire de Dieu et des hommes ne peut supporter l’article principal de la foi. La signation parlée exprime en effet la sainte Trinité, l’incarnation, la double nature du Christ et la doctrine de la Justification, et c’est là tout ce que le diable exècre.

    En leur enseignant les psaumes, à l’Université de Wittenberg où il est professeur d’Écriture sainte et docteur en théologie, Luther, est soucieux de ses étudiants comme un pasteur l’est de ses fidèles. Dans le cadre de son cours sur le psaume 5, il évoque (de manière inattendue quand l’on sait les charges véhémentes du réformateur contre la scolastique médiévale), que saint Thomas d’Aquin se signait sous son vêtement « chaque fois qu’il entendait la louange de sa personne, habitude de respect à coup sûr excellente et pieuse » (« Operationes in psalmos », 1518-1521). Malgré qu’il paraît  qu’on ne sache pas si cette anecdote est vraie, Luther a fait ici l’éloge de l’humilité. « Sous le vêtement » voulait peut-être dire sur le cœur, en tout cas avec beaucoup de discrétion, et il y a là une recommandation bien pertinente.

    La tradition luthérienne, telle qu’elle s’est développée après la Réforme, n’encourageait pas spécialement la pratique de se signer en dévotion privée, pas davantage d’ailleurs qu’en liturgie. Elle a portant conservé cet usage mais sans y obliger quiconque. Les courants de renouveau liturgique et de piété, au cours du 20ème siècle en particulier, l’ont remis à l’honneur, avec sobriété, et en renonçant aux anciennes critiques anticatholiques qui y voyaient souvent magie, superstition ou acte superficiel. Dans sa dévotion personnelle, le croyant se positionne à l’ombre de la croix, louange au Dieu trois fois saint, et bénéfice de la grâce qui nous précède et nous bénit.

    Le symbole de la croix est présent, d’une façon plus insolite, dans les lieux et espaces sonores du luthéranisme. Nous pouvons en évoquer deux : l’écriture musicale de Jean-Sébastien Bach et le sens originel de l’arbre de Noël, conservé et transmis dans la tradition luthérienne de l’Allemagne du Nord et de l’Alsace.

    Dans les partitions très élaborées de son œuvre pour orgue, on trouve, chez Bach, l’écriture descriptive du motif de la croix, par exemple dans des préludes de chorals de Pâques (BWV 625) mais aussi de l’Avent et de Noël (BWV 601 et 610), suivant en cela le texte des strophes de cantiques dans lesquels l’offrande du Christ pour le salut des hommes est déjà présente dans la méditation de l’incarnation et l’attente du second avènement.

    A l’origine élément visuel important des jeux liturgiques auxquels s’adonnaient les gens du 15ème siècle dans la région rhénane, le sapin de Noël résume, l’un greffé à l’autre, l’arbre du jardin d’Éden, cause de la rupture de confiance entre l’homme et son créateur, et l’arbre de la croix dont le fruit nous rachète et nous rétablit dans l’alliance. Nos arbres festifs pour évoquer ce temps privilégié de la Nativité sont souvent encombrés de décorations artificielles et sans signification, voire de petits paquets-cadeaux ne contenant rien… alors que les sujets originaux de décoration de l’arbre, autrefois (et cela est bien attesté pour le 17ème siècle en particulier), étaient des fruits, ou les boules de verre les imitant, rappel du fruit défendu et cependant cueilli, et des petits gâteaux en forme d’hosties, rappel du fruit de la grâce. Pour dire l’arbre du signe de la croix, il faut aussi les lumières qui renvoient à la vraie lumière venue en nos cœurs par la grâce baptismale, un peu comme le suggère également le cierge de Pâques.

    Dans la liturgie, les Églises luthériennes ont conservé le signe de la croix sous trois modes différents : l’officiant trace le signe de la croix sur l’assemblée, sur le front du baptisé, sur la dépouille lors des funérailles ; la signation personnelle du fidèle en recevant bénédiction ou absolution ; le signe de croix que peut faire le pasteur, lors de leur consécration, sur les espèces eucharistiques. Ce geste s’accomplit en silence et correspond à l’épiclèse qui vient d’être prononcée.

    En ouverture de la célébration, le ministre dit : « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » et peut se signer sur lui-même. Le pasteur conduit l’assemblée en faisant cela, pour l’amener à l’arbre salutaire de la croix et confier les fidèles à la bienveillante Trinité sainte. Il introduit, ce faisant, la césure d’avec le temps hors liturgie.

    La bénédiction qui conclut le service divin est césure à nouveau : on ne sort pas du lieu liturgique sans être accompagné et couvert du signe de la croix.

    Dès les commencements de la Réforme en Allemagne, Martin Luther avait été interpellé sur l’éventuelle incompatibilité des signes extérieurs de la foi avec la prédication renouvelée du pur Évangile : il avait répondu sans ambiguïté que tout était bienvenu qui pouvait conforter la foi des chrétiens quant à la Justification. « Qu’on n’en fasse pas une nécessité pour le salut, et qu’on ne lie pas la conscience avec cela », écrivait Luther en réponse à la lettre dans laquelle un pasteur lui demandait si on pouvait accepter encore de faire des processions (1539).

    Par conséquent, à partir du moment où rien n’est ôté et rien n’est ajouté au témoignage de l’Évangile de Jésus-Christ, toute manifestation visible s’y rapportant est légitime. Ainsi en pratique luthérienne, il n’y a ni prescription obligatoire, ni interdit formel, comme l’enseigne la Formule de Concorde de 1577 : « par nature, les choses extérieures sont indifférentes et libres, et ne doivent être ni prescrites ni interdites ». L’usage du signe de la croix est laissé à la liberté du ministre et à celle du fidèle. Mais l’expérience de l’Église est précieuse pour en juger.

    La théologie luthérienne pose un juste équilibre entre parole, repas et envoi. La prédication de la Parole de Dieu, lue et reçue, est présence de la croix. Le pasteur doit toujours se demander s’il prêche le Christ crucifié. Au cœur de la liturgie de la Parole, un usage attesté aujourd’hui encore dans certaines cathédrales luthériennes d’Europe du Nord (et aussi en anglicanisme) rend perceptible l’orientation de la proclamation de l’Évangile pour dire le Christ : on porte solennellement l’Évangéliaire au milieu de l’assemblée, précédé de la croix, laquelle, immobilisée pour la lecture, sera tenue face au lecteur.

    Dans la liturgie eucharistique, au moment de l’épiclèse, nous l’avons dit, l’officiant trace silencieusement un signe de la croix sur le pain et le vin. Il n’est plus nécessaire ensuite d’accomplir ce rite, puisque le Seigneur est réellement présent dans, avec et sous les espèces consacrées.

    Professeur de liturgie au séminaire théologique luthérien de Philadelphie, Gordon W. Lathrop a proposé de réfléchir aux critères d’authenticité qui justifient ce que l’on pratique en liturgie. En appliquant les cinq principes critiques que cet éminent théologien contemporain établit en guise d’évaluation des éléments culturels et symboliques de la liturgie (« Fédération luthérienne mondiale », Études « Culte, culture et dialogue » 1994), on peut vérifier si le signe de la croix a garder sens.

    S’agit-il d’un symbole vrai et fort et son usage est-il porteur d’espérance ? S’accorde-t-il à la doctrine de la Justification par la foi ? S’accorde-t-il à la dignité baptismale du peuple de Dieu ? Eclaire-t-il le dessein gracieux et salutaire de Dieu ? Lorsqu’on s’en sert, la Parole et les sacrements sont-ils encore au centre ? A toutes ces questions, appliquées au signe de la croix, la réponse nous paraît clairement positive.

    Pour finir, me permet-on d’imaginer une rencontre « improbable », comme on dit maintenant, et un peu audacieuse ? Bernadette Soubirous et Martin Luther, s’ils ne sont pas déjà rencontrés dans le ciel, pourrait bien le faire en se croisant dans la communion des saints !

    Bernadette salua Martin : « Bonjour, révérend père ! », « Bonjour mon enfant » répliqua le réformateur. Pour se présenter, Bernadette dit : «  J’ai été baptisée au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et j’ai appris de la Vierge Marie à bien faire le signe de la croix, et je l’ai transmis à beaucoup de catholiques ». Martin lui dit : « Moi aussi, j’ai été baptisé au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et je me suis efforcé d’apprendre le signe de la croix aux enfants de Wittenberg, à leurs parents et à tous ceux qui se sont réclamés de moi dans la suite des temps ». Bernadette : « Tu vois l’état de l’Église, et les chrétiens divisés… Tu es pour quelque chose en cela ! » Martin : « Je le reconnais. Mais maintenant, si tu le veux bien, demandons à Dieu, toi et moi, que tous les chrétiens se retrouvent à la croix ». « Je le veux bien » déclara Bernadette, enthousiaste.
    Alors, ils s’agenouillèrent devant la Croix glorieuse de Notre Seigneur, et, s’adressant à Dieu, prièrent afin que les croyants qui combattent le bon combat de la foi et portent la croix sur la terre, vivent ensemble l’espérance de leur unité en Christ. Ils demandèrent cela, en faisant le signe de la croix et disant d’une même voix : « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen ! ».