L’éthique de conviction confrontée à la technologie
Communication du pasteur Alain Joly au colloque « La personne au 21è siècle, Interculturalités et progrès des sciences et techniques appliquées au corps », Université Paris-Descartes, 7-8-9 janvier 2019
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Le 18 avril 1521, dans la ville de Worms, en Allemagne, où l’empereur Charles-Quint avait convoqué la Diète de l’Empire (Reichstag), le docteur en théologie Martin Luther, excommunié le 3 janvier précédent, avait comparu pour répondre à ses juges qui le sommaient de révoquer les affirmations contestées de ses écrits et de son enseignement universitaire. De son vrai nom Martin Luder, il avait grécisé et latinisé son patronyme en jouant de la proximité de la lettre « d » avec « th », et signait désormais Martinus eleutherios (eleutherius), Martin le libre. Il allait poser, ce jour-là, un acte d’homme libre dont les conséquences seraient considérables pour la suite – en particulier la compréhension de l’identité d’expérience de la personne humaine devant ses semblables et devant Dieu, tout en même temps.
Luther avait terminé sa réplique à ses juges par les mots : capta conscientia in verbis Dei, revocare neque possum nec volo quidquam (la conscience captive dans la Parole de Dieu – liée à la Parole de Dieu -, je ne puis ne veux révoquer quoique ce soit) (Œuvres de Luther, édition de Weimar : WA 7, 838). De cet instant public, et plus encore de l’époque où l’Europe entière sut, par la diffusion imprimée du discours de Luther, que le futur Réformateur avait eu cette attitude et ces paroles, un principe de liberté allait légitimer une nouvelle éthique chrétienne.
L’affirmation formulée à Worms n’évoque pas précisément la liberté de conscience au sens où le siècle des Lumières en affinera la nécessaire injonction à la dignité de tout homme. Il est intéressant de remarquer pourtant que, au 18è siècle, l’Aufklärung en Allemagne, et des initiatives issues du protestantisme en Suisse, comme, par exemple, l’Encyclopédie d’Yverdon sous la direction de l’imprimeur Fortunatus de Felice, s’efforceront d’enraciner, ou pour le moins conjoindre, un accueil des Lumières au christianisme réformé. Aux rédacteurs de l’Encyclopédie romande, l’idée même de progrès, et les avancées de la connaissance scientifique, ne paraissaient aucunement incompatibles avec la foi chrétienne protestante. Il y aurait là un champ d’étude particulièrement stimulant à développer en une autre occasion.
Déjà, en 1520, Luther avait intitulé un de ses traités De la liberté de l’homme chrétien (en allemand : Von der Freiheit eines Christenmenschen), et d’emblée les mots y étaient distincts : ein Christen Mensch, un homme chrétien, du Christ. Il s’agissait de décrire la liberté que donne la disponibilité à la grâce, la vivante communion avec le Christ, qui affranchit de toutes les craintes. L’homme chrétien, libéré de se justifier lui-même et de devoir justifier son agir autrement qu’en la joie d’être aimé et d’aimer à son tour, s’approche de Dieu sans crainte ni contrainte. Il est libéré pour aimer librement, sans intérêt, ni devoir, sinon celui du service de son prochain. L’éthique de l’homme chrétien appartient à ce registre. Ce n’est pas seulement une éthique chrétienne, mais l’éthique de la personne chrétienne.
Luther, prononçant ces mots : capta conscientia, avait donc suggéré une dépendance, un attachement, un lien de sujétion. C’est que, pour lui, la conscience n’est pas en monologue avec elle-même, elle est présente à la parole d’un autre. Elle vit en relation. Capta conscientia in verbis Dei. Alors la conscience appartient à l’être qui vit devant Dieu et l’accepte comme partenaire, en termes bibliques on dira comme « allié », au bénéfice d’une alliance. La conviction se forge au contact de l’autre de l’alliance. Elle résulte de la conversation sacrée.
Encore devant le Reichstag, Luther avait ajouté, en allemand, ces mots ultimes : ich kann nicht anders, hier stehe ich, Gott helft mir, amen (je ne puis autrement, ici je me tiens, que Dieu me soit en aide, amen). Dans le rythme de cette phrase, (construite, probablement, après l’évènement, plutôt que prononcée, mais elle figure dans les versions imprimées), trois fois le sujet de la personne s’engage : je ne peux autrement, je me tiens ici, Dieu me soit en aide. Le « je » qui s’exprime ainsi, devant ses contemporains qui réclament son silence et sa rétractation (revocatio, l’annulation de sa voix) prolonge en fait le dialogue de la personne qui écoute Dieu.
En octobre 1518 déjà, lors de son entrevue avec le cardinal Cajetan, au palais des Fugger à Augsbourg, Luther ne pouvait consentir à révoquer ce que le témoignage de sa conscience l’obligeait à reconnaitre comme vrai. Deux ans et demi plus tard, avec l’épisode de 1521 à Worms, un avènement décisif orientait, au sein du christianisme latin (occidental) la prise en considération d’un positionnement de la personne devant Dieu et devant les hommes, lequel ne dépendrai plus des critères d’appartenance ou de soumission à l’Eglise institution.
Un grand paradoxe devait surgir très tôt, dès l’instauration des Eglises confessionnelles territoriales, en Allemagne et en Europe du Nord, établies par des princes adhérents à la Confession d’Augsbourg de 1530. Comment pourrait-on concilier l’expérience de foi personnelle, en l’occurrence, pour commencer, celle de Luther, puis de ses compagnons, et la réalité du corps social qu’est l’Eglise évangélique, certes distincte de l’Eglise romaine, et pourtant pareillement institution, avec hiérarchie, doctrine et forme de magistère ?
Si l’appartenance à l’Eglise, en tant qu’assemblée des croyants, ne se définissait plus par l’obéissance au siège de Rome garant de l’Unité, elle se vérifiait maintenant dans la justesse de choix et d’articulation avec la Parole de Dieu. La Confession d’Augsbourg l’énonce ainsi : « il ne doit y avoir qu’une sainte assemblée chrétienne ( ), elle est l’assemblée de tous les croyants parmi lesquels l’Évangile est prêché fidèlement et les saints sacrements administrés conformément à l’Évangile » (Article VII). En dégageant la Parole de Dieu du magistère pontifical et ecclésial, c’était lui trouver un magistère de substitution que la seule conscience ne pourrait exercer.
Il fallut donc qu’à quelques-uns, les princes, les évêques, les théologiens et les pasteurs, fusse confier la vérification de la foi commune. Inévitablement, le protestantisme devait vivre – et le vit encore – la tension entre l’individualisme de la conscience, en qui résonne le témoignage du discernement personnel, et l’appartenance au corps ecclésial qui définit où est et où n’est pas la vraie Eglise du Christ – et par conséquent son discours au monde. De ce fait, et malgré les apparences de répétition du schéma ancien de structure d’autorité, les Eglises dites issues de la Réforme ont à la fois des déclarations officielles et la permission théorique de singularismes, parce qu’au mieux on présuppose ceux-ci comme des charismes dont bénéficie l’ensemble du corps.
A partir de quel moment l’évidence de la conviction en contradiction détermine une rupture de communion ecclésiale, les chrétiens allemands devant le nazisme en ont fait la dramatique expérience. Un simulacre d’Eglise, pourtant bien visible, subsistait officiellement, tandis que d’authentiques chrétiens luthériens, avec d’autres, réformés, dès 1934 mesuraient la nécessité absolue d’être dans la dissidence aux yeux des hommes, et la fidélité à l’Evangile, dans la résonance au témoignage de leur conscience. Beaucoup le payèrent de la déportation et du martyr. Tous envisagèrent leur engagement, non comme des initiatives isolées ou semblables, mais comme la démarche même de ce qui rassemble les croyants en Eglise. Ils appelaient cela l’Eglise confessante, et les premiers d’entre eux la réunirent du 29 au 31 mai 1934 à Wuppertal-Barmen. Ils leur semblaient, et l’Histoire leur donna raison, qu’il n’y avait dans des circonstances menaçantes pour l’humanité, qu’une seule posture digne de correspondre à l’Evangile, et c’était le combat d’un petit reste d’Eglise, et de quelques individus, mais, encore, un combat d’Eglise.
Il y a ainsi parfois des difficultés à repérer la position des protestants (terme au demeurant beaucoup trop générique et vague), ou des différentes Eglises, selon leur dénomination, au regard des questions de la société, de la politique et de la science.
A l’individu, comme à l’Eglise en tant qu’expression du consensus des croyants, est adressée la même interrogation : que dîtes-vous aux hommes, dans l’espace public, selon votre manière, supposée spécifiquement protestante, de penser, d’analyser et de recevoir ou refuser ? Une ancienne compréhension de l’éthique chrétienne, y compris protestante luthérienne, délègue aux responsables des Eglises, considérées comme figures légitimes du « collectif », l’autorité d’une parole avisée. Le secret désir qu’il soit plus simple que le protestantisme exprimât aujourd’hui, à l’imitation de la plupart des courants « évangéliques », une seule éthique de conviction face aux technologies, à la limite avec quelques nuances de diversité, reviendrait-il à cette pratique traditionnelle ? Alimenterait-il le déni de liberté ? Un seul peut-il dire l’analyse ou le jugement autorisé des protestants ?
Par défaut de connaissance (parfois de communication) des textes officiels, par exemple en France ceux des synodes et de la Fédération protestante de France, de la Fédération luthérienne mondiale, ou du Conseil œcuménique des Eglises, ou par absence de discours unanimes des chrétiens de la Réforme, il fut de bon ton, il y a seulement quelques décennies, dans les médias et dans les milieux intellectuels, de se satisfaire des positions – au demeurant d’une profondeur et d’une intelligence spirituelle exceptionnelles – de la théologienne France Quéré ou des philosophes Paul Ricoeur et Jacques Ellul.
Fiers, à juste titre, de ces noms, les protestants souvent ont revendiqué que France Quéré, Paul Ricoeur, Jacques Ellul, Pierre Chaunu, François-Georges Dreyfus, Lyta Basset…, dans des genres pourtant différents, voire des opinions contradictoires, sans parler des options politiques, ont été et demeurent expressions authentiques des points de vue protestants. C’est l’éternelle tension, irrésolue, de la richesse de pensée, intime, et d’inspiration religieuse ou non, et des modèles magistériels. Un seul dira le protestantisme, sans mandat, comme Luther disait son Évangile face à Rome, et l’instance de gouvernance et de représentativité ecclésiale pourra l’approuver ou non, et si oui s’en inspirera dans son discours formaté, à destination de ses administrés et de l’opinion publique. On risquerait de fausser le langage des pluralités et simplifier les protestantismes, en répartissant l’individu, les personnalités et l’Eglise, selon les convenances mondaines, les lieux et les temps.
La primauté de la conscience d’une part, et le corps ecclésial d’autre part, trouveront toujours leur ancrage, en protestantisme, dans le référentiel personnel – pour la personne, pour moi, en latin : pro me – qu’est la Bible et son statut d’autorité absolue. Les Réformateurs du 16è siècle (et les doctrines élaborées à leur suite entérinent cette approche) ont énoncé le principe « sola scriptura », l’Ecriture seule. Non pas, comme on le suggère parfois trop légèrement, dans une dimension de lecture fondamentaliste, mais parce que l’Ecriture sainte est suffisante (satis est) pour porter tout ce que la Parole de Dieu adresse à l’homme, pour dire pleinement, sans aucun manque, le Christ et sa justice. La seule Ecriture n’exclue nullement la Tradition qui au contraire l’explicite et rend audible en vérité le Verbe divin, dans les circonstances, les époques et les dispositions particulières. Si, dans un acte libre, le protestant ouvre la Bible, sola scriptura, il le fait et le vit dans l’instant d’un évènement. La Parole est pour lui, pour moi, pro me, Elle lui dit, elle me dit le Christ, pour moi, elle dit « le Chemin, la Vérité et la Vie » (Évangile de saint Jean), dans le moment où elle est sollicitée. La Parole prend corps en Christ, et l’homme chrétien (ein Christen Mensch) y forge son éthique.
Car le texte biblique n’a point parlé une fois pour toutes. Il révèle, hic et nunc, ici et maintenant, ses fécondités en donnant à son lecteur, écoutant et orant, la capacité d’un langage de dialogue vers Dieu et vers le monde. Littéralisme et fondamentalisme sont donc les comportements les plus éloignés qui soient de l’authentique lecture luthérienne – et plus largement protestante – de la Bible.
Interpellé par la technologie, par l’évolution de la science, par ses responsabilités de l’avenir et du présent, le chrétien sollicite l’Ecriture et se laisse rejoindre par Elle. Il y a un enjeu de liberté dans toute lecture de la Bible. Non pas l’acquis d’un corpus de références définitives, mais le Logos de Dieu qui parle à l’âme, à l’esprit, à la raison, à l’intelligence, à la conscience…, discours jamais interrompu, sauf au silence des contemplations et des émerveillements, langue claire, lumineuse, concise et exigeante, qui me pousse en les retranchements de mes complexités à faire jaillir la justesse à propos.
Peut-être est-ce là que résident à la fois le solennel sola scriptura de la Réforme, la sainte Ecriture révélée, le socle de toute éthique de langage de conviction et de liberté, et la désacralisation protestante de toutes choses, à l’exception de Dieu et du Vivant – c’est-à-dire la création entière, ce qui fait beaucoup, et l’homme et la femme, en son centre.
Le Verbe (le Logos) est rendu familier aux créatures comme la circulation du souffle originel, actuel, et encore à venir. Ce véritable lieu du sacré, où l’homme est en la considération de Dieu, lui apprend l’éthique de l’appréciation et le jugement sûr.
Les progrès, avancées et constats d’opportunités inédites, déchus des sacralisations outrées, peuvent alors, à la condition d’inscrire ses dynamismes dans la compréhension du service de l’Homme, contribuer au dévoilement de l’humanisation, dépassant le stade si profondément enraciné en lui de l’idole.
A ceux qui l’interpellent, l’éthique de l’homme chrétien (ein Christen Mensch) découvre la vocation exigeante de ruiner l’idole de l’humain en lui rendant la dignité de sa personne en dialogue – pour les chrétiens, en dialogue cela veut dire avec Dieu, ce qui signifie que toute technique n’est plus perçue comme une agression sur l’acte créateur mais peut devenir elle-même un acte créateur, un acte libérateur.
Mais loin des idéalismes qui seraient renchérissement des idolâtries, l’homme chrétien et le corps ecclésial où il prend rang, doivent à eux-mêmes et à l’espace public qui les interroge, la liberté, libre de crainte et de contrainte, qui oblige au parler juste et à l’agir. Juste, en tout cas, à l’aune du témoignage de la conscience qui reconnait sûr pour le salut de se laisser conformer au Christ. L’ultime vision du monde passe par le Christ et s’accomplit en lui. Cette affirmation théologique fonde l’éthique qui combat les formes les plus subtiles de l’idolâtrie. L’homme chrétien ne peut pas être sans le Christ, et notre éthique chrétienne, luthérienne et plus largement protestante, bien également avec les autres dénominations, n’aurait pas sens sans la quête de conformation à Christ (cf. épître de saint Paul aux Philippiens, 2, 6-11).
L’autre réalité pragmatique et lucide que l’éthique chrétienne protestante met en place, en se référant à la liberté reçue et vécue, ne produit pas systématiquement un discours universel d’éloge ou de réprobation, d’appel à l’encouragement ou d’avertissement et de lutte pour la défense. Jacques Ellul stigmatisait la violence technicienne et tous les artifices qui font croire à une œuvre bonne de l’humain toujours plus puissant et insatiable (déjà dans Présence au monde moderne, 1948), tandis que Gabriel Vahanian célébrait l’union heureuse de l’utopie chrétienne et du monde de la technique. Autrement dit, pour Vahanian, la technologie ne devait pas être perçue ni comme agression ni comme fatalité nous rapprochant d’une catastrophe finale.
Dans le fond, la parole de l’homme chrétien – et son agir aussi, sa contribution à la création – et celle du corps ecclésial, son Eglise, ne devraient-elles pas, avec la technologie, correspondre, avoir correspondance, en langage prophétique ? Christianisme et technologie sont l’un et l’autre révolutionnaires et bouleversants. Il leur appartient d’entretenir le monde dans la langue des prophètes, et d’y pratiquer une responsabilité qui dise en l’homme le meilleur de son aspiration à la vie.
En sélectionnant trois versets bibliques, qui sont des paroles de Jésus envers ses disciples et rapportées dans le Nouveau Testament, Jacques Ellul (dans Le défi et le nouveau, œuvres théologiques 1948-1991, éditions La Table ronde, pp20-21) discernait ce qui détermine la fonction du chrétien dans sa présence au monde moderne : « vous êtes le sel de la terre » (Matthieu 5,13), « vous êtes la lumière du monde » (Matthieu 5,14) et « je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (Matthieu 10,16). La sélection de la dernière, il est vrai, est le reflet du pessimisme de cette éminente figure du protestantisme au 20è siècle quant aux modernités et égarements idolâtres de son temps. Elle doit résonner cependant aujourd’hui, non pour dénoncer seulement des hordes de loups qui dévorent l’homme, mais pour proposer l’attitude de douceur et d’obéissance à la volonté d’amour de Dieu qui peut changer le monde. Plutôt que de vouloir le quitter, « changer de monde », dans la tension si chère à Gabriel Vahanian ! Non le condamner, mais lui restituer plus de saveur et l’éclairer par plus que lui-même, l’éveiller à sa vocation.
L’éthique de conviction d’un homme chrétien – et de son Eglise – et de l’Eglise qui vit du Christ, n’est plus alors dans la seule logique de confrontation à la technologie, mais situe ses actes de liberté dans le courage d’aimer.
Pasteur Alain Joly
Chargé de cours à la Faculté libre de Théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, président de l’Institut culturel Martin Luther. Janvier 2019